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478. — Á M. DE CIDEVILLE.
Paris, le 29 avril.

Linant n’a encore que la parole de Mme  du Châtelet. Il est bien honteux, pour l’humanité, que cette parole ne suffise pas. Mais Mme  du Chàtelet a un mari ; c’est une déesse mariée à un mortel, et ce mortel se mêle d’avoir des volontés. Nous attendons, pour être sûrs de la destinée de Linant, que les deux conjoints soient d’accord. Cependant il apprend à écrire ; il savait faire de beaux vers, mais il faut commencer par savoir former ses lettres. À l’égard de sa tragédie, j’ose encore vous répéter qu’elle n’a pas forme d’ouvrage à être présenté à nosseigneurs les comédiens, et qu’il lui faudra encore bien du temps pour faire une pièce de cet assemblage de scènes. Ce serait un grand avantage d’être, pendant une année au moins, à la campagne avec Mme  du Châtelet, auprès d’un enfant qui ne demande pas une grande assiduité. Il aurait le temps de travailler et de s’instruire. Il y aurait à cela une chose assez plaisante, c’est que la mère sait mieux le latin que Linant, et qu’elle serait le régent du précepteur.

J’allai hier à Inès ; la pièce me fit rire, mais le cinquième acte me fit pleurer. Je crois qu’elle sera toujours au nombre de ces pièces médiocres et mal écrites qui subsistent par l’intérêt. Il court ici beaucoup de satires en prose et en vers : elles sont si mauvaises que, toutes satires qu’elles sont, elles ne plaisent point. Que dites-vous d’une petite troupe de comédiens qui jouent à huis clos des parades de Gilles, trois fois par semaine ? Les acteurs sont… devinez qui ? le prince Charles de Lorraine, âgé de plus de cinquante ans : il fait le rôle de Gilles ; le duc de Nevers, goutteux amant de l’infidèle et impertinente Quinault[1] ; d’Orléans, Pont-de-Veyle, d’Argental, le facile d’Argental, etc.

J’ai vu notre petit Bréhan[2] ; il est charmant, il est digne de votre amitié ; et de petits vers qu’il m’a montrés sont dignes de vous. Adieu, mon cher ami ; mille compliments aux Formont, aux du Bourg-Theroulde, et même aux Brèvedent. Je voudrais bien savoir comment le métaphysicien Brèvedent a trouvé les Lettres philosophiques. Vale, et ama me.

  1. Marie-Anne Quinault, morte centenaire, dit-on, en 1791 ; sœur de Jeanne-Françoise Quinault, avec laquelle Voltaire fut en correspondance suivie, en 1736. Marie-Anne passait pour être la femme du vieux duc de Nevers, père du duc de Nivernais. (Cl.)
  2. Cité, comme petit prodige, dans la lettre 461.