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419. — Á MADAME LA COMTESSE DE LA NEUVILLE[1].
Au camp de Philisbourg, le 1er juillet.

J’ai eu l’honneur, madame, de rendre les lettres dont j’étais chargé. Je n’ai pu avoir encore celui de voir M. de Champbonin, parce que messieurs les dragons sont à la droite, à deux lieues de l’infanterie où je suis. Il y a apparence que le prince Eugène va occuper les Français à tout autre chose qu’à écrire des lettres dans leurs tentes. Les armées sont en présence ; on s’attend à tout moment à une bataille sanglante. Les Français se trouvent entre Philisbourg, le Rhin et les Allemands. Les troupes marquent une grande ardeur ; elle est étonnante ; on jure qu’on battra le prince Eugène. On ne le craint pas ; mais à bon compte on se retranche jusqu’aux dents ; on a des lignes, un fossé, des puits, et un avant-fossé : c’est une invention nouvelle, qui paraît fort jolie, et très-propre à faire casser le cou à des gens qui viennent attaquer des lignes. Toutes les apparences sont que le prince Eugène viendra se présenter au passage des puits et des fossés, vers les quatre heures du matin, demain vendredi, jour de la Vierge. On dit qu’il est fort dévot à Marie, et qu’elle pourra bien le favoriser contre M. d’Asfeld, qui est janséniste. Vous savez, madame, que vous autres jansénistes êtes soupçonnés de n’avoir pas assez de dévotion pour la Vierge ; vous vous êtes moqués de la congrégation des jésuites et du Paradis ouvert à Philagie par cent et une dévotions à la mère de Dieu[2]. Nous verrons demain pour qui se déclarera la victoire. En attendant, on se cantonne à force ; les lignes de notre camp sont bordées de quatre-vingts pièces de canon, qui commencent à jouer. Hier on acheva d’emporter un certain ouvrage à corne, dont M. de Belle-Isle avait déjà gagné la moitié ; douze officiers aux gardes ont été blessés à ce maudit ouvrage. Voilà, madame, la folie humaine dans toute sa gloire et dans toute son horreur. Je compte quitter incessamment le séjour des bombes et des boulets, pour aller profiter des bontés dont vous m’honorez. Il me semble que je me sens mille fois plus de goût pour la vertu, depuis que je vous ai fait ma cour.

  1. Cette dame habitait une terre aux environs de Vassy.
  2. Voyez la note, tome XV, page 132.