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ce peu de moments qu’on donne à des plaisirs de passage, immédiatement suivis du dégoût. D’ailleurs on ne va pas aux spectacle tous les jours, et dans la multitude de nos citoyens, il n’y a pas quatre mille hommes qui les fréquentent avec quelque assiduité.

Je regarde la tragédie et la comédie comme des leçons de vertu de raison et de bienséance. Corneille, ancien Romain parmi les Français, a établi une école de grandeur d’âme ; et Molière a fondé celle de la vie civile. Les génies français formés par eux appellent du fond de l’Europe les étrangers qui viennent s’instruire chez nous, et qui contribuent à l’abondance de Paris. Nos pauvres sont nourris du produit de ces ouvrages, qui nous soumettent jusqu’aux nations qui nous haïssent. Tout bien pesé, il faut être ennemi de sa patrie pour condamner nos spectacles. Un magistrat qui, parce qu’il a acheté cher un office de judicatur, ose penser qu’il ne lui convient pas de voir Cinna, montre beaucoup de gravité et bien peu de goût.

Il y aura toujours dans notre nation polie de ces âmes qui tiendront du Goth et du Vandale ; je ne connais pour vrais Français que ceux qui aiment les arts et les encouragent. Ce goût commence, il est vrai, à languir parmi nous ; nous sommes des sybarites lassés des faveurs de nos maîtresses. Nous jouissons des veilles des grands hommes qui ont travaillé pour nos plaisirs et pour ceux des siècles à venir, comme nous recevons les productions de la nature : on dirait qu’elles nous sont dues. Il n’y a que cent ans que nous mangions du gland ; les Triptolèmes qui nous ont donné le froment le plus pur nous sont indifférents ; rien ne réveille cet esprit de nonchalance pour les grandes choses, qui se mêle toujours avec notre vivacité pour les petites.

Nous mettons tous les ans plus d’industrie et plus d’invention dans nos tabatières et dans nos autres colifichets que les Anglais n’en ont mis à se rendre les maîtres des mers, à faire monter l’eau par le moyen du feu, et à calculer l’aberration de la lumière. Les anciens Romains élevaient des prodiges d’architecture pour faire combattre des bêtes ; et nous n’avons pas su depuis un siècle bâtir seulement une salle passable pour y faire représenter les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Le centième de l’argent des cartes suffirait pour avoir des salles de spectacle plus belles que le théâtre de Pompée ; mais quel homme dans Paris est animé de l’amour du bien public ? On joue, on soupe, on médit, on fait de mauvaises chansons, et on s’endort dans la stupidité pour recommencer le lendemain son cercle de légèreté