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CORRESPONDANCE.

bien sérieusement, elle nous sera d’un très-grand secours ; nous pourrons hâter ces moments où nous devons être guéris.

Il faut se dire à soi-même : J’ai éprouvé que la mort de mes parents, de mes amis, après m’avoir percé le cœur pour un temps, m’a laissé ensuite dans une tranquillité profonde ; j’ai senti qu’au bout de quelques années il s’est formé dans moi une âme nouvelle ; que l’âme de vingt-cinq ans ne pensait pas comme celle de vingt, ni celle de vingt comme celle de quinze. Tâchons donc de nous mettre par la force de notre esprit, autant qu’il est en nous, dans la situation où le temps nous mettra un jour ; devançons par notre pensée le cours des années.

Cette idée suppose que nous sommes libres. Aussi la personne qui demande conseil se croit sans doute libre : car il y aurait de la contradiction à demander un conseil dont on croirait la pratique impossible. Nous nous conduisons, dans toutes nos affaires, comme si nous étions bien convaincus de notre liberté : conduisons-nous ainsi dans nos passions, qui sont nos plus importantes affaires. La nature n’a pas voulu que nos blessures fussent en un moment consolidées, qu’un instant nous fît passer de la maladie à la santé ; mais des remèdes sages précipitent certainement le temps de la guérison.

Je ne connais point de plus puissant remède pour les maladies de l’âme que l’application sérieuse et forte de l’esprit à d’autres objets.

Cette application détourne le cours des esprits animaux : elle rend quelquefois insensible aux douleurs du corps. Une personne bien appliquée, qui exécute une belle musique, ou pénétrée de la lecture d’un bon livre qui parle à l’imagination et à l’esprit, sent alors un prompt adoucissement dans les tourments d’une maladie ; elle sent aussi les chagrins de son cœur perdre petit à petit leur amertume. Il faut penser à tout autre chose qu’à ce qu’on veut oublier ; il faut penser souvent, et presque toujours, à ce qu’on veut conserver. Nos fortes chaînes sont, à la longue, celles de l’habitude. Il dépend, je crois, de nous de désunir des chaînons qui nous lient à des passions malheureuses, et de fortifier les liens qui nous enchaînent à des choses agréables.

Ce n’est point que nous soyons les maîtres absolus de nos idées : il s’en faut beaucoup ; mais nous ne sommes point absolument esclaves, et, encore une fois, je crois que l’Être suprême nous a donné une petite portion de sa liberté, comme il nous a donné un faible écoulement de sa puissance de penser.

Mettons donc en usage le peu de forces que nous avons. Il est cer-