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PRÉFACE DU COMMENTATEUR. 83

gédie tâche d'intéresser par des aventures bourgeoises attendris- santes; il n'a pas le don du comique : il cherche à y suppléer par l'intérêt; il ne peut s'élever au cothurne : il rehausse un peu le brodequin 1 .

Il peut arriver sans doute des aventures très-funestes à de simples citoyens ; mais elles sont bien moins attachantes que celles des souverains, dont le sort entraîne celui des nations. Un bourgeois peut être assassiné comme Pompée; mais la mort de Pompée fera toujours un tout autre effet que celle d'un bour- geois.

Si vous traitez les intérêts d'un bourgeois dans le style de Mithridate, il n'y a plus de convenance; si vous représentez une aventure terrible d'un homme du commun en style familier, cette diction familière, convenable au personnage, ne l'est plus au sujet. Il ne faut point transposer les bornes des arts; la comédie doit s'élever, et la tragédie doit s'abaisser à propos; mais ni l'une ni l'autre ne doit changer de nature.

Corneille prétend que le refus d'un suffrage illustre fit tomber son Don Sanche 2 . Le suffrage qui lui manqua fut celui du grand Condé. Mais Corneille devait se souvenir que les dégoûts et les critiques du cardinal de Richelieu, homme plus accrédité dans la littérature que le grand Condé, n'avaient pu nuire au Cid. II est plus aisé à un prince de faire la guerre civile que d'anéantir un bon ouvrage. Phèdre se releva bientôt, malgré la cabale des hommes les plus puissants.

si Don Sanche est presque oublié, s'il n'eut jamais un grand succès, c'est que trois princesses amoureuses d'un inconnu débitent les maximes les plus froides d'amour et de fierté ; c'est qu'il ne s'agit que de savoir qui épousera ces princesses; c'est que personne ne se soucie qu'elles soient mariées ou non. Vous verrez toujours l'amour traité, dans les pièces suivantes de Cor- neille, du style froid et entortillé des mauvais romans de ce temps-là. Vous ne verrez jamais les sentiments du cœur dévelop- pés avec cette noble simplicité, avec ce naturel tendre, avec cette élégance qui nous enchante dans le quatrième livre de Virgile, dans certains morceaux d'Ovide, dans plusieurs rôles de Racine; mérite que depuis Racine personne n'a connu parmi nous, dont aucun auteur n'a approché en Italie depuis le Pastor fido; mérite

1. Faisons remarquer ce que Voltaire dit encore ici contre la comédie lar- moyante, et voyez dans le Dictionnaire philosophique l'article Art dramatique.

2. Cet illustre suffrage était-il celui du prince de Condé, ou celui de la reine, ou celui de Mazarin? C'est ce qui est encore en question.

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