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Cinq actes nous paraissent nécessaires : le premier expose le lieu de la scène, la situation des héros de la pièce, leurs intérêts, leurs mœurs, leurs desseins ; le second commence l’intrigue ; elle se noue au troisième ; le quatrième prépare le dénoûment, qui se fait au cinquième. Moins de temps précipiterait trop l’action, plus d’étendue l’énerverait. Il en est comme d’un repas d’appareil : s’il dure trop peu, c’est une hâlte ; s’il est trop long, il ennuie et il dégoûte.

Il faut, s’il se peut, y rendre raison de l’entrée et de la sortie de chaque acteur.

La règle qu’un personnage ne doit ni entrer ni sortir sans raison est essentielle ; cependant on y manque souvent. Il faut un dessein dans chaque scène, et que toutes augmentent l’intérêt, le nœud et le trouble. Rien n’est plus difficile et plus rare.

Aristote veut que la tragédie bien faite soit belle, et capable de plaire sans le secours des comédiens et hors de la représentation.

Aristote avait donc beaucoup de goût. Pour qu’une pièce de théâtre plaise à la lecture, il faut que tout y soit naturel, et qu’elle soit parfaitement écrite. Il y a quelques fautes de style dans Cinna. On y a découvert aussi quelques défauts dans la conduite et dans les sentiments ; mais, en général, il y règne une si noble simplicité, tant de naturel, tant de clarté, le style a tant de beautés, qu’on lira toujours cette pièce avec intérêt et avec admiration. Il n’en sera pas de même d’Héraclius et de Rodogune ; elles réussiront moins à la lecture qu’au théâtre. La diction, dans Héraclius, n’est souvent ni noble ni correcte ; l’intrigue fait peine à l’esprit, la pièce ne touche point le cœur. Rodogune, jusqu’au cinquième acte, fait peu d’effet sur un lecteur judicieux qui a du goût. Quelquefois une tragédie dénuée de vraisemblance et de raison charme à la lecture par la beauté continue du style, comme la tragédie d’Esther. On rit du sujet, et on admire l’auteur. Ce sujet, en effet, respectable dans nos saintes Écritures, révolte l’esprit partout ailleurs. Personne ne peut concevoir qu’un roi soit assez sot pour ne pas savoir, au bout d’un an, de quel pays est sa femme, et assez fou pour condamner toute une nation à la mort parce qu’on n’a pas fait la révérence à son ministre. L’ivresse de l’idolâtrie pour Louis XIV, et la bassesse de la flatterie pour Mme  de Maintenon, fascinèrent les yeux à Versailles. Ils furent éclairés au théâtre de Paris. Mais le charme de la diction est si grand que tous ceux qui aiment les vers en retiennent