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Il est à croire que ni Molière, ni Racine, ni Corneille lui-même, ne pensèrent aux parties de quantité et aux parties intégrantes, quand ils firent leurs chefs-d’œuvre.

Aristote définit simplement [la comédie] une imitation de personnes basses et fourbes. Je ne puis m’empêcher de dire que cette définition ne me satisfait point.

Corneille a bien raison de ne pas approuver la définition d’Aristote, et probablement l’auteur du Misanthrope ne l’approuva pas davantage. Apparemment Aristote était séduit par la réputation qu’avait usurpée ce bouffon d’Aristophane, bas et fourbe lui-même, et qui avait toujours peint ses semblables. Aristote prend ici la partie pour le tout, et l’accessoire pour le principal. Les principaux personnages de Ménandre, et de Térence son imitateur, sont honnêtes. Il est permis de mettre des coquins sur la scène ; mais il est beau d’y mettre des gens de bien.

Lorsqu’on met sur la scène une simple intrigue d’amour entre des rois, et qu’ils ne courent aucun péril ni de leur vie ni de leur état, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres, l’action le soit assez pour s’élever jusqu’à la tragédie.

Nous sommes entièrement de l’avis de Corneille. Bérénice ne nous paraît pas une tragédie ; l’élégant et habile Racine trouva, à la vérité, le secret de faire de ce sujet une pièce très-intéressante. Mais ce n’est pas une tragédie ; c’est, si l’on veut, une comédie héroïque, une idylle, une églogue entre des princes, un dialogue admirable d’amour, une très-belle paraphrase de Sapho, et non pas de Sophocle, une élégie charmante : ce sera tout ce qu’on voudra ; mais ce n’est point, encore une fois, une tragédie.

Je connois des gens d’esprit, et des plus savants en l’art poétique, qui m’imputent d’avoir négligé d’achever le Cid et quelques autres de mes poëmes, parce que je n’y conclus pas précisément le mariage des premiers acteurs.

Ces savants en l’art poétique ne paraissent pas savants dans la connaissance du cœur humain. Corneille en savait beaucoup plus qu’eux. Ce qui nous paraît ici de plus extraordinaire, c’est que, dans les premiers temps si tumultueux de la grande réputation du Cid, les ennemis de Corneille lui reprochaient d’avoir marié Chimène avec le meurtrier de son père, le propre jour de sa mort, ce qui n’était pas vrai ; au contraire, la pièce huit par ce beau vers :

Laisse faire le temps, ta vaillance, et ton roi.