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muns dans la Mingrélie. Il est à croire que ces malheureux secrets furent une des sources de cette croyance à la magie, qui a inondé la terre dans tous les temps. L’autre source fut la fourberie les hommes ayant toujours été divisés en deux classes, celle des charlatans et celle des sots. Le premier qui employa des herbes au hasard, pour guérir une maladie que la nature guérit toute seule, voulut faire croire qu’il en savait plus que les autres, et on le crut : bientôt tout fut prestige et miracle.

C’était la coutume de tous les Grecs et de tous les peuples, excepté peut-être des Chinois, de tourner toute l’histoire en fable ; la poésie seule célébrait les grands événements ; on voulait les orner, et on les défigurait. L’expédition des Argonautes fut chantée en vers, et quoiqu’elle méritât d’être célèbre par le fond, qui était très-vrai et très-utile, elle ne fut connue que par des mensonges poétiques.

La partie fabuleuse de cette histoire semble beaucoup plus convenable à l’opéra qu’à la tragédie. Une toison d’or gardée par des taureaux qui jettent des flammes, et par un grand dragon ; ces taureaux attachés à une charrue de diamant, les dents du dragon qui font naître des hommes armés : toutes ces imaginations ne ressemblent guère à la vraie tragédie, qui, après tout, doit être la peinture fidèle des mœurs. Aussi Corneille voulut en faire une espèce d’opéra, où du moins une pièce à machines, avec un peu de musique. C’était ainsi qu’il en avait usé en traitant le sujet d’Andromède. Les opéras français ne parurent qu’en 1671, et la Toison d’or est de 1660[1]. Cependant un an avant la représentation de la pièce de Corneille, c’est-à-dire en 1659, on avait exécuté à Issy, chez le cardinal Mazarin, une pastorale en musique ; mais il n’y avait que peu de scènes, nulle machine, point de danse ; et l’opéra s’établit ensuite en réunissant tous ces avantages.

Il y a plus de machines et de changements de décorations dans la Toison d’or que de musique : on y fait seulement chanter les Sirènes dans un endroit, et Orphée dans un autre ; mais il n’y avait point, dans ce temps-là, de musicien capable de faire des airs qui répondissent à l’idée qu’on s’est faite du chant d’Orphée et des Sirènes. La mélodie, jusqu’à Lulli, ne consista que dans un chant froid, trainant et lugubre, ou dans quelques vaudevilles, tels que les airs de nos noëls, et l’harmonie n’était qu’un contre-point assez grossier.

  1. La Toison d’or, jouée dans le château du Neubourg, en Normandie, dès 1660, ne fut représentée à Paris que le 15 février 1661 ; voyez, tome XIV, le chapitre xxv du Siècle de Louis XIV.