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qui devail s’élever toujours après ses belles pièces ; qui connaissait le théâtre, c’est-à-dire le cœur humain ; qui était plein de la lecture des anciens, et dont l’expérience devail avoir fortifié le génie, tomba pourtant si bas qu’on ne peut supporter ni la conduite, ni les sentiments, ni la diction de plusieurs de ses dernières pièces. N’est-ce point qu’ayant acquis un grand nom, et ne possédant pas une fortune digne de son mérite, il fut forcé souvent de travailler avec trop de hâte?

. . Conatibus obstal Res angusta domi ’.

Peut-être n’avait-il pas d’ami éclairé et sévère ; il avait contracté une malheureuse habitude de se permettre tout, et de parler mal sa langue. Il ne savait pas, comme Racine, sacrifier de beaux vers, et des scènes entières.

Les pièces précédentes de Nicomède et de Don Sanche d’Aragon n’avaient pas eu un brillant succès : cette décadence devait l’avertir de faire de nouveaux efforts. Mais il se reposait sur sa réputation ; sa gloire nuisait à son génie ; il se voyait sans rival ; on ne citait que lui, on ne connaissait que lui. Il lui arriva la même chose qu’à Lulli, qui, ayant excellé dans la musique de déclamation, à l’aide de l’inimitable Quinault, fut très-faible et se négligea souvent dans presque tout le reste; manquant de rival comme Corneille, il ne fit point d’efforts pour se surpasser lui-même. Ses contemporains ne connaissaient pas sa faiblesse ; il a fallu que, longtemps après, il soit venu un homme supérieur 2 pour que les Français, qui ne jugent des arts que par comparaison, sentissent combien la plupart des airs détachés et des symphonies de Lulli ont de faiblesse.

Ce serait à regret que j’imprimerais la pièce de Pertharite, si je ne croyais y avoir découvert le germe de la belle tragédie d'Andromaque,

Serait-il possible que ce Pertharite fût en quelque façon le père de la tragédie pathétique, élégante et forte, d’Andromaque ? Pièce admirable, à quelques scènes de coquetterie près, dont le vice même est déguisé par le charme d’une poésie parfaite, et par l’usage le plus heureux qu’on ait jamais fait de la langue française.

L’excellent Racine donna son Andromaque en 1668, neuf ans 3

1. Juvénal, III, 164-65.

2. Rameau.

3. Ce fut seize ans après : voyez la note 1 de la page précédente.