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sont venus à toi ; toute la terre d’égypte est devant tes yeux. Fais-les habiter dans le meilleur endroit, et donne-leur la terre de Gessen : et si tu connais des hommes entendus, donne-leur l’intendance de mes troupeaux [1]. Après cela Joseph introduisit son pere devant le roi, qui lui demanda : quel âge as-tu ? Et il lui répondit : ma vie a été de cent-trente ans, et je n’ai pas eu un jour de bon [2]. Joseph donna donc à son pere et à ses freres la possession du meilleur endroit appellé Ramessès, et il leur fournit à tous des vivres : car le pain manquait dans tout le monde. Et la faim désolait principalement l’égypte et le Canaan. Joseph aiant tiré tout l’argent du pays pour du bled : mit cet argent dans le trésor du roi. Et les acheteurs, n’ayant plus d’argent, tous les égyptiens vinrent à Joseph : donnez-nous du pain ; faut-il que nous mourions de faim, parce que nous n’avons point d’argent ? Et il leur répondit : amenez-moi tout votre bétail, et je vous donnerai du bled en échange. Les égyptiens amenerent donc leur betail [3], et il leur donna dequoi manger pour leurs chevaux, leurs brebis, leurs bœufs et leur

  1. ce roi, qui offre l’intendance de ses troupeaux, semble marquer qu’il était de la race des rois-pasteurs : c’est ce qui augmente encore les difficultés que nous avons à résoudre ; car si ce roi a des troupeaux, et si tout son peuple en a aussi, comme il est dit après, il n’est pas possible qu’on détestât ceux qui en avaient soin. (Note de Voltaire)
  2. cette réponse, qu’on met dans la bouche de Jacob, est d’une triste vérité ; elle est commune à tous les hommes. La vulgate dit : mes années ont été courtes et mauvaises. Presque tout le monde en peut dire autant ; et il n’y a peut-être point de passage, dans aucun auteur, plus capable de nous faire rentrer en nous-mêmes avec amertume. Si on veut bien y faire réflexion, on verra que tous les pharaons du monde, et tous les jacob, et tous les joseph, et tous ceux qui ont des bleds et des troupeaux, et surtout ceux qui n’en ont pas, ont des années très malheureuses, dans lesquelles on goûte à peine quelques momens de consolation et de vrais plaisirs. (id.)
  3. ceci fait bien voir la vérité de ce que nous venons de dire, que les hommes menent une vie dure et malheureuse dans les plus beaux pays de la terre. Mais aussi les égyptiens paraissent peu avisés de se défaire de leurs troupeaux pour avoir du blé. Ils pouvaient se nourir de leurs troupeaux et des légumes qu’ils auraient semés ; et en vendant leurs troupeaux, ils n’avaient plus de quoi jamais labourer la terre. Joseph semble un très mauvais ministre, à ce que disent les critiques, ou plutôt un tyran ridicule et extravagant, de mettre toute l’égypte dans l’impossibilité de semer du bled. Ce qui est plus surprenant, c’est que l’auteur ne dit pas un mot de l’inondation périodique du Nil ; et il ne donne aucune raison pour laquelle Joseph empêcha qu’on ne semât et qu’on ne labourât la terre. C’est ce qui a porté les Lords Herbert et Bolingbrocke, les savants Freret et Boulanger, à supposer témérairement que toute l’histoire de Joseph ne peut être qu’un roman : il n’est pas possible, disent-ils, que le Nil ne se soit pas débordé pendant sept années de suite. Tout ce pays aurait changé de face pour jamais ; il