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blé, et de mettre leur argent dans leurs sacs, et de placer à l’entrée du sac de Benjamin non seulement son argent, mais encore la coupe même du premier ministre. On les laissa partir le lendemain matin avec leurs ânes ; puis on courut après eux ; on fit ouvrir leurs sacs, et on trouva la coupe et l’argent au haut du sac de Benjamin. Le maître d’hôtel leur dit : ah, quel mal avez-vous rendu pour le bien qu’on vous a fait ! Vous avez volé la tasse dans laquelle monseigneur boit, sa tasse divinatoire dans laquelle il prend ses augures [1]. Joseph ne pouvait plus se retenir devant le monde ; ainsi il ordonna que tous les assistants sortissent dehors, afin que personne ne fût témoin de la reconnaissance qui allait se faire. Et élevant la voix, avec des gémissemens que les égyptiens et toute la maison de pharaon entendirent, il dit à ses freres : je suis Joseph. Mon pere vit-il encore ? Ses freres ne pouvaient répondre, tant ils furent saisis de frayeur. Mais il leur dit avec douceur : approchez-vous de moi ; et lors ils s’approcherent. Oui, dit-il, je suis votre frere Joseph que vous avez vendu en égypte. Ne craignez rien ; ne vous troublez point pour m’avoir vendu dans ces contrées. C’est pour votre salut que Dieu m’a fait venir avant vous en égypte. Ce n’est point par vos desseins que j’ai été conduit ici, mais par la volonté de Dieu qui m’a rendu le pere, le sauveur du pharaon, et qui m’a fait prince de toute la terre d’égypte. Hâtez-vous d’aller trouver mon pere ; dites-lui ces paroles : Dieu m’a rendu le maître de toute l’égypte ; venez et ne tardez point [2].

  1. quoiqu’en dise Grotius, il est clair que le texte donne ici Joseph pour un magicien : il devinait l’avenir en regardant dans sa tasse. C’est une très ancienne superstition, très commune chez les chaldéens et chez les égyptiens : elle s’est même conservée jusqu’à nos jours. Nous avons vu plusieurs charlatans et plusieurs femmes employer ce ridicule sortilege. Boyer Bandot, dans la régence du duc d’Orléans, mit cette sottise à la mode : cela s’appellait lire dans le verre. On prenait un petit garçon ou une petite fille, qui pour quelque argent voyait dans ce verre plein d’eau tout ce qu’on voulait voir. Il n’y a pas là grande finesse. Les tours les plus grossiers suffisent pour tromper les hommes, qui aiment toujours à être trompés. Les tours et les impostures des convulsionnaires n’ont pas été plus adroits ; et cependant on sait quelle prodigieuse vogue ils ont eue longtemps. Il faut que la charlatanerie soit bien naturelle, puisqu’on a trouvé en Amérique et jusques chez les negres de l’Afrique ces mêmes extravagances, dont notre ancien continent a toujours été rempli. Il est très vraisemblable que si Joseph fut vendu par ses freres en égypte, étant encor enfant, il prit toutes les coutumes et toutes les superstitions de l’égypte, ainsi qu’il en apprit la langue. (Note de Voltaire.)
  2. ce morceau d’histoire a toujours passé pour un des plus beaux de l’antiquité. Nous n’avons rien dans Homere de si touchant. C’est la premiere de toutes les reconnaissances dans quelque langue que ce puisse être. Il n’y a gueres de