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D’ÉVHÈMÉRE.

entièrement. La réserve annonce de la défiance ; un philosophe sans candeur n’est qu’un politique.

Évhémère.

Je ne suis en défiance que de moi-même.

Callicrate.

Parlez, parlez ; quelquefois, en devinant au hasard, on rencontre.

Évhémère.

Eh bien ! je devine que les hommes de tous les temps, de tous les lieux, n’ont jamais dit ni pu dire que des pauvretés sur toutes les choses que vous me demandez ; je devine surtout qu’il nous est absolument inutile d’en être instruits.

Callicrate.

Comment, inutile ! N’est-il pas au contraire absolument nécessaire de savoir si nous avons une âme, et de quoi elle est faite ? Ne serait-ce pas le plus grand des plaisirs de voir clairement que la puissance de l’âme est différente de son essence, qu’elle est tout, et qu’elle a complètement la vertu sensitive, étant forme et entéléchie, comme l’a si bien dit Aristote[1] ; et surtout que la syndérèse n’est pas une puissance habituelle ?

Évhémère.

Cela est fort beau ; mais une science si sublime paraît nous être interdite. Il faut bien qu’elle ne nous soit pas nécessaire, puisque Dieu ne nous l’a pas donnée. Nous lui devons sans doute tout ce qui peut servir à nous conduire dans cette vie, raison, instinct, faculté de commencer le mouvement, faculté de donner la vie à un être de notre espèce. Le premier de ces dons est ce qui nous distingue de tous les autres animaux ; mais Dieu ne nous a jamais appris quel en est le principe : il n’a donc pas voulu que nous le sussions[2]. Nous ne pouvons pas seulement deviner pourquoi nous remuons le bout du doigt quand nous le voulons, quel est le rapport entre ce petit mouvement d’un de nos membres et notre volonté. Il y a l’infini entre l’un et l’autre. Vouloir arracher à Dieu son secret, croire savoir ce qu’il nous a caché, c’est, ce me semble, une espèce de blasphème ridicule.

  1. Saint Thomas explique merveilleusement tout cela depuis la question 5 jusqu’à la question 82e de la première partie de sa Somme ; mais Évhémère ne pouvait pas le deviner. (Note de Voltaire.)
  2. Voltaire avait écrit à d’Argenson, le 6 novembre 1770 : « Il y a une chose peut-être consolante, c’est que la nature nous a donné à peu près tout ce qu’il nous fallait ; et si nous ne comprenons pas certaines choses un peu délicates, c’est apparemment qu’il n’était pas nécessaire que nous les comprissions. » (B.)