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DIALOGUES

C’est, ce me semble, la seule manière de mener les hommes : pourquoi la négligez-vous ?

Évhémère.

Je vais vous répondre sur la liberté, et ensuite je vous répondrai sur la justice. Être libre, c’est faire ce qu’on veut : or certainement Dieu a fait tout ce qu’il a voulu. Il nous a daigné communiquer une portion de cette admirable liberté, dont nous jouissons quand nous agissons suivant notre volonté. Il a poussé sa bonté jusqu’à donner ce privilége à tous les animaux, qui font ce qu’ils veulent, selon la portée de leurs forces.

Dieu étant très-puissant et très-libre, je ne vous dirai pas qu’il le soit infiniment : car, malgré tout ce que disent les géomètres, je ne sais pas ce que c’est que l’infini actuel[1]. Je vous dirai seulement que Dieu n’est pas libre de faire l’impossible, parce que c’est une contradiction dans les termes ; il n’est pas libre de faire en sorte que les deux côtés de l’équerre de Pythagore forment deux carrés plus petits ou plus grands que le carré formé du grand côté, parce que ce serait une contradiction, une chose impossible. C’est à peu près ce que je vous ai déjà allégué : Dieu est si parfait qu’il n’a pas la liberté de faire le mal.

À l’égard de sa justice, vous vous moqueriez trop de moi si je vous parlais de l’enfer des Grecs. Leur chien Cerbère qui aboie de ses trois gueules, leurs trois Parques, leurs trois Euménides, sont des imaginations si ridicules que les enfants en rient. Dieu ne m’a point apparu, il ne m’a point montré Alexandre fouetté par trois furies de l’enfer pour avoir fait mourir si injustement Callisthène : et je n’ai point vu Callisthène à table avec Dieu dans le dixième ciel, buvant du nectar servi de la main d’Hébé. Dieu m’a donné assez de raison pour me convaincre qu’il existe ; mais il ne m’a pas donné une vue assez perçante pour voir ce qui se passe sur les bords du Phlégéton et dans l’empyrée. Je me tiens dans un respectueux silence sur les châtiments dont il punit les criminels, et sur les récompenses des justes. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai jamais vu de méchant heureux, mais que j’ai vu beaucoup de gens de bien très-malheureux : cela me fâche et me confond ; mais les épicuriens ont la même diffi-

  1. L’infini des géomètres n’a aucun rapport à l’infini actuel. Une grandeur infinie est une quantité plus grande qu’aucune quantité donnée du même genre, quelque grande qu’on la suppose. Une quantité infiniment petite est une quantité plus petite qu’aucune grandeur donnée : c’est le zéro considéré comme la limite, la fin d’une quantité décroissante. Ces quantités ont des l’apports, et l’on a nommé science, calcul de l’infini, l’art de calculer ces rapports. (K.)