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plicité, l’économie, à la place de la profusion, du faste et du luxe. Sa sagesse prématurée n’a point voulu suivre le malheureux usage d’accumuler les dettes immenses et effrayantes de l’État, sous le faux prétexte d’en éteindre une faible partie. Sa bonté a respecté les campagnes, sans nuire au commerce des villes. Enfin il s’est privé de la décoration de son trône et des soutiens de sa grandeur pour soulager des cultivateurs opprimés.

Le mal fond rapidement sur la terre, il la désole et l’abrutit dans des multitudes de siècles ; le bien arrive lentement, et y séjourne peu de jours. La France, pendant douze cents ans, fut, comme tant d’autres États, affligée par des guerres souvent mal- heureuses ; par une ignorance grossière, tantôt ridicule et tantôt féroce; par des coutumes sauvages qu’on prenait pour des lois ; par des calamités sans nombre, entremêlées de quelques jours de frivolités dont on rougit. Louis XIV vint, et pendant cinquante ans de prospérités et de magnificence il fit tout pour la gloire : c’est aujourd’hui le temps de faire tout pour la justice.

Nous ressentons, sire, les effets de cette justice et de cette bonté dans un coin de terre aussi ignoré que misérable, sur la frontière de votre royaume, auquel nous ne tenons que par l’étroit passage d’une montagne escarpée. Nous devînmes les sujets de votre ancêtre Henri IV, et nous fûmes heureux jusqu’au jour où l’abominable fanatisme, qui persécuta si longtemps ce grand homme, lui arracha enfin la vie. La nôtre fut désastreuse depuis ce moment. Vous daignez nous secourir ; vous nous délivrez d’une foule de commis armés qui nous réduisaient à la mendicité, et qui dépouillaient encore cette mendicité même.

Nos pauvres et honnêtes cultivateurs, grâces à votre équité, ne sont plus soumis à la tyrannie vandale des corvées. On les traînait loin de leurs chaumières, eux et leurs femmes ; on les forçait à travailler sans salaire, eux qui ne vivent que de leurs salaires, comme l’a si bien dit un des plus vertueux et des plus savants gentilshommes[1] de votre royaume ; on les traitait enfin bien plus cruellement que les bêtes de somme, à qui l’on donne du moins la pâture quand on les fait travailler ; ils ne paraissaient qu’en pleurs devant les Suisses, leurs voisins, dont ils enviaient le sort : aujourd’hui l’on envie le sort de notre province.

  1. Condorcet, dans ses Réflexions sur les corvées (voyez ses Œuvres, XIX, 109), a dit : « Qu’y a-t-il de noble dans le droit de forcer des paysans à nous donner leur travail, quand ce travail est la vie de leurs enfants ? » Le marquis de Condorcet était membre de l’Académie des sciences. (B.)