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reste qu’un vieux tronc pourri sur un rocher du Gévaudan. Toute la basse faction le répète, et les gens qui veulent faire les entendus disent d’abord, et assez longtemps : « M. de Morangiés a tort, pourquoi a-t-il voulu emprunter de l’argent sur une forêt qui n’existe pas ? » On ne croit rien de ce qui peut lui être favorable ; mais on croit aveuglément aux cent mille écus portés par Du Jonquay, un matin, en treize voyages à pied, l’espace de cinq lieues.

Un agioteur nommé Aubourg trouve ce procès si bon qu’il l’achète. La veuve Véron, grand’mère de Du Jonquay, lui vend cet effet avant de mourir, comme on vend des actions sur la place. On lui fait ratifier cette vente dans son testament, six heures avant sa mort ; et pour donner plus de poids à l’histoire incompréhensible des trois cent mille livres, on lui fait déclarer qu’elle avait eu deux cent mille livres de plus, parce que abondance de droit ne peut nuire. Ainsi cette veuve Véron, qui avait toujours vécu dans l’état le plus médiocre, est morte riche de cinq cent mille livres. C’était une espèce de miracle ; aussi les avocats n’ont pas manqué de faire voir, dans ce testament, le doigt de Dieu qui a multiplié tout d’un coup les richesses du pauvre, et qui a révélé sa gloire aux petits en la cachant aux grands.

Aubourg poursuit le procès au bailliage du Palais, auquel cette affaire est renvoyée en première instance. Les témoins qui déposent en faveur de M. de Morangiés sont mis au cachot. M. le comte de Morangiés, maréchal de camp, est traîné en prison comme suborneur de ces témoins, et coupable d’un crime énorme.

Cependant on interroge tous ceux qui peuvent donner quelques éclaircissements sur une affaire si extraordinaire. Les sœurs de Du Jonquay comparaissent. Le juge[1] leur demande s’il n’est pas vrai que leur grand’mère avait beaucoup d’or lorsqu’elle partit de Paris pour aller à la petite ville de Vitry en Champagne, vers l’an 1760. Elles répondent qu’elle en avait prodigieusement, mais qu’elles n’en ont jamais rien vu ni rien su.

« N’avait-elle pas beaucoup de beaux diamants qu’elle vendit, dans la ville de Vitry, quarante mille francs à des juifs, pour compléter ses trois cent mille livres ?

— Oui, sans doute ; elle avait des épingles de diamants, qui n’étaient pas inventées alors.

— N’avait-elle pas aussi de belles boucles d’oreilles, de beaux

  1. Pigeon.