Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/54

Cette page a été validée par deux contributeurs.
44
44
LE PHILOSOPHE.

chaleur, les yeux seuls peuvent voir, les seules oreilles peuvent entendre, et la seule substance du cerveau est susceptible de recevoir des pensées. Que si les hommes ont tant de peine d’unir l’idée de la pensée avec l’idée de l’étendue, c’est qu’ils n’ont jamais vu d’étendue penser. Ils sont à cet égard ce qu’un aveugle-né est à l’égard des couleurs, un sourd de naissance à l’égard des sons. Ceux-ci ne sauraient unir ces idées avec l’étendue qu’ils tâtent, parce qu’ils n’ont jamais vu cette union. Mais, dès qu’on réfléchit à la puissance infinie de l’Être suprême, auteur de tout, et qu’on voit évidemment que l’homme n’est auteur de rien, on conçoit aisément que Dieu, qui donne la pensée, peut la donner et la conserver à tel être qu’il daignera choisir.

« Chaque jugement, comme on l’a déjà remarqué, suppose un motif extérieur qui doit l’exciter. Le philosophe sent quel doit être le motif propre du jugement qu’il doit porter. Si ce motif manque, il ne juge point, il l’attend, il se console quand il voit qu’il l’attend inutilement.

« Le monde est plein de personnes d’esprit, et de beaucoup d’esprit, qui jugent toujours ; toujours ils devinent : car c’est deviner que de juger sans sentir qu’on a le motif propre du jugement ; ils ignorent quelle est la portée de l’esprit humain, ils croient qu’il peut tout connaître : ainsi ils trouvent de la honte à ne point porter de jugement, et ils s’imaginent que l’esprit consiste à juger. Le philosophe est plus content de lui-même quand il a suspendu la faculté de se déterminer que s’il s’était déterminé avant d’avoir le motif propre de sa décision. Ainsi il juge et parle moins ; mais il juge plus sûrement, et parle mieux. Il n’évite point les traits vifs qui se présentent naturellement à l’esprit par un prompt assemblage d’idées qu’on est souvent étonné de voir unies. C’est dans cette prompte et subite liaison que consiste ce que communément on appelle esprit. Mais aussi c’est ce qu’il recherche le moins : il préfère à ce brillant le soin de bien distinguer les idées, et d’en connaître la juste étendue et la liaison précise ; il évite de prendre le change en portant trop loin quelque rapport particulier que des idées auraient entre elles : c’est dans ce discernement que consiste ce qu’on appelle le jugement et la justesse d’esprit.

« À cette justesse se joignent encore la souplesse et la netteté. Le philosophe n’est pas tellement attaché à un système qu’il ne sente toute la force des objections. Mais la plupart des hommes ordinaires sont si fort livrés à leurs opinions qu’ils ne prennent pas seulement la peine de pénétrer celles des autres.