Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/504

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tionnent. La raison arrive tard, elle trouve la place prise par la sottise ; elle ne chasse pas l’ancienne maîtresse de la maison, mais elle vit avec elle en la supportant, et peu à peu s’attire toute la considération et tout le crédit. C’est ainsi qu’on en use à Rome même ; les hommes d’État savent s’y plier à tout, et laissent la canaille ergotante dans tous ses droits. C’est ainsi que les dogmes les plus absurdes peuvent subsister chez les peuples les plus instruits.

Voyez ces Tartares mantchoux qui conquirent la Chine le siècle passé. Don Jean de Palafox, évêque et vice-roi du Mexique, ce violent ennemi des jésuites, qui pourtant n’a pas encore été canonisé, fut un des premiers qui écrivit une relation de cette conquête. Il regarde les Tartares mantchoux comme des loups qui ont ravagé une partie des bergeries de ce monde. On ne voit d’abord chez eux qu’ignorance de tout bien, jointe à la rage de faire tout le mal possible, insolence, perfidie, cruauté, débauche portée à l’excès. Qu’est-il arrivé ? Trois empereurs et le temps ont suffi pour les rendre dignes de commenter le poëme de Moukden, et de l’imprimer en trente-deux nouveaux caractères différents.

L’empereur Kang-hi, grand-père de l’empereur poète, avait déjà civilisé ses Tartares, non pas jusqu’à être éditeurs de poèmes, mais jusqu’à égaler les Chinois en science, en politesse, en douceur de mœurs. On ne distingue presque plus aujourd’hui les deux nations.

Permettez-moi encore de vous dire que le père de l’empereur Kang-hi, tout jeune qu’il était, montrait une grande prudence en faisant couper les cheveux aux Chinois, afin que les vaincus ressemblassent plus aux vainqueurs. Palafox, il est vrai, nous dit que plusieurs Chinois aimèrent mieux perdre leur tête que leur chevelure, ainsi que plusieurs Russes, sous Pierre le Grand, aimèrent mieux perdre leur argent que leur barbe ; mais enfin tout ce qui tend à l’uniformité est toujours très-utile. Les derniers empereurs tartares n’ont fait qu’un seul peuple de deux grands peuples, et ils se sont soumis, les armes à la main, aux anciennes lois chinoises. Une telle politique, soutenue depuis cent ans par un gouvernement équitable, vaut peut-être bien le travail assidu de calculer des éphémérides. Les brames d’aujourd’hui les calculent encore avec une facilité et une vitesse surprenantes ; mais ils vivent sous le plus funeste des gouvernements, ou plutôt des anarchies ; et les Tartaro-Chinois jouissent de toute la portion de bonheur qu’on peut goûter sur la terre.