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paquet de brochures intitulé Moukden, par Kien-long[1]. « Quoi ! lui dis-je, vous vendez aussi des livres ?

— Oui, mon révérend père ; mais je n’ai pu me défaire de celui-ci ; on l’a rebuté comme si c’était une comédie nouvelle.

— Est-il possible, monsieur Gervais, qu’on soit si barbare dans une capitale où il y a un libraire et trente cabaretiers ? Savez-vous bien ce que c’est que ce Kien-long qu’on néglige tant chez vous ? Apprenez que c’est l’empereur de la Chine et de la Tartarie, le souverain d’un pays six fois plus grand que la France, six fois plus peuplé, et six fois plus riche. Si ce grand empereur sait le peu de cas qu’on fait de ses vers dans votre ville ( comme il le saura sans doute, car tout se sait), ne doutez pas que, dans sa juste colère, il ne nous détache quelque armée de cinq cent mille hommes dans vos faubourgs. L’impératrice de Russie Anne était moins offensée quand elle envoya contre vous une armée en 1736[2] : son amour-propre n’était point si cruellement outragé ; on n’avait point négligé ses vers : vous savez ce que c’est que genus irritabile vatum[3].

— Hélas ! me dit M. Gervais, il y a quatre ans que j’avais cette brochure dans ma boutique, sans me douter qu’elle fût l’ouvrage d’un si grand homme. »

Alors il ouvrit le paquet, il vit qu’en effet c’était un poème du présent empereur de la Chine traduit par le R. P. Amiot, de la compagnie de Jésus : il ne douta plus de la vengeance ; il se ressouvenait combien cette compagnie de Jésus avait été réputée dangereuse, et il la craignait encore, toute morte qu’elle était. Nous lûmes ensemble le commencement de ce poème. M. Gervais a du sens et du goût ; et s’il avait été élevé dans une autre ville, je crois qu’il aurait été un excellent homme de lettres : nous fûmes frappés d’un égal étonnement. J’avoue que j’étais charmé de cette morale tendre, de cette vertu bienfaisante, qui respire

    publié, en 1772, des Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois, et dans ces recherches les Chinois n’étaient pas ménagés. Voltaire, qui avait toujours glorifié cette nation afin de faire honte à la nôtre, s’avisa, un jour qu’il relevait de maladie, de répliquer à de Paw et de donner sur l’Inde, à cette occasion, certains aperçus qu’il avait dû négliger dans son travail en faveur de Lally. Il écrivit à Frédéric pour qu’il avertît le chanoine, puis il s’adressa à celui-ci sous le masque d’un bénédictin, comme pour rendre hommage à sa science. Ces lettres ne sont donc pas un pamphlet ; de Paw en tira même vanité. (G. A.)

  1. Éloge de la ville de Moukden, poème chinois composé par l’empereur Kien-long, traduit en français (par le P. Amiot), 1770, in-8o. Le jésuite Amiot, né à Toulon en 1718, est mort à Pékin en 1794.
  2. Ce ne fut qu’en 1747 ; voyez tome XV, page 307.
  3. Horace, livre II, épitre ii, vers 102.