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Enfin il fut séduit, et il laissa ses billets exigibles entre les mains de Du Jonquay, sans en tirer de reconnaissance. Voilà ce qu’il me mandait dans le plus grand détail. Ces démarches, cette conduite avec un inconnu, me paraissent très-peu prudentes ; mais il me paraissait aussi fort vraisemblable qu’un officier obéré, tourmenté de sa situation, fasciné par l’espoir chimérique de posséder bientôt cent mille écus en espèces, eût été séduit par un si grand appât. Je voyais bien que M. de Morangiés avait fait une très-grande faute de fournir de telles armes contre lui. Je le lui mandais[1] : à peine en voulait-il convenir ; mais plus la faute était grande, plus je voyais l’art avec lequel on l’avait fait tomber dans ce piège grossier.

Je demande à présent à tous les avocats, à tous les juges, à tous ceux qui connaissent le cœur humain, est-il possible que M. de Morangiés, que je n’ai jamais vu, ayant en sa possession cent mille écus, m’eût écrit des volumes plus gros que toute la procédure pour me persuader qu’il ne les avait pas reçus ? Quel besoin avait-il de descendre dans les plus petits détails avec un vieillard mourant qui demeure à cent vingt lieues de lui ? Certes, s’il avait possédé cet argent, il en aurait joui sans se mettre en peine de mon opinion inutile.

Cette opinion reçut un nouveau degré d’évidence quand j’appris qu’enfin Du Jonquay et sa mère, qu’on nomme Romain[2], participante à toute cette affaire, avaient tout avoué devant un commissaire de police, qu’ils avaient reconnu et signé la fausseté de l’histoire des cent mille écus, que tout était avéré. Ils firent cette déclaration étant libres chez ce commissaire, et pouvant faire une déclaration toute contraire : donc assurément la force de la vérité leur arrachait cet aveu.

Je n’examine point si cet aveu est revêtu de toutes les formes légales, et si on peut revenir contre une déclaration si authentique. Je m’en tiens à soutenir qu’il est bien difficile qu’une mère et un fils, dans la fortune la plus serrée, abandonnent tout d’un coup, d’un commun accord, leurs prétentions à une fortune de cent mille écus qui leur appartiendrait légitimement. Je présume qu’il n’y a pas une seule famille dans le royaume qui se dépouillât ainsi de tout son bien par une déclaration chez un commissaire. Je maintiens que des violences, des menaces, ne forceraient personne à confesser que son bien n’est point à lui, si les remords

  1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre à Morangiés, du 6 juillet 1772.
  2. Geneviève Gaillard, femme séparée de biens de Nicolas Romain, officier invalide.