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1774, il y avait un impôt considérable établi sur la marée fraîche : il n’en vint, le carême, que cent cinquante-trois chariots. Le ministre dont je vous parle diminua l’impôt de moitié ; et cette année 1775, il en est venu cinq cent quatre-vingt-seize chariots : donc le roi, sur ce petit objet, a gagné plus du double ; donc le vrai moyen d’enrichir le roi et l’État est de diminuer tous les impôts sur la consommation ; et le vrai moyen de tout perdre est de les augmenter.

J’admire avec vous celui qui a démontré par les faits cette grande vérité. Reste à savoir comment on s’y prendra sur des objets plus vastes et plus compliqués. Les machines qui réussissent en petit n’ont pas toujours les mêmes succès en grand ; les frottements s’y opposent. Et quels terribles frottements que l’intérêt, l’envie, et la calomnie !

Je viens enfin à l’article des blés. Je suis laboureur, et cet objet me regarde. J’ai environ quatre-vingts personnes à nourrir. Ma grange est à trois lieues de la ville la plus prochaine ; je suis obligé quelquefois d’acheter du froment, parce que mon terrain n’est pas si fertile que celui de l’Égypte et de la Sicile.

Un jour un greffier me dit : « Allez-vous-en à trois lieues payer chèrement au marché de mauvais blé. Prenez des commis un acquit-à-caution ; et si vous le perdez en chemin, le premier sbire qui vous rencontrera sera en droit de saisir votre nourriture, vos chevaux, votre femme, votre personne, vos enfants. Si vous faites quelques difficultés sur cette proposition, sachez qu’à vingt lieues il est un coupe-gorge qu’on appelle juridiction ; on vous y traînera, vous serez condamné à marcher à pied jusqu’à Toulon, où vous pourrez labourer à loisir la mer Méditerranée. »

Je pris d’abord ce discours instructif pour une froide raillerie. C’était pourtant la vérité pure. « Quoi ! dis-je, j’aurai rassemblé des colons pour cultiver avec moi la terre, et je ne pourrai acheter librement du blé pour les nourrir, eux et ma famille ! Et je ne pourrai en vendre à mon voisin quand j’en aurai de superflu !

— Non, il faut que vous et votre voisin creviez vos chevaux pour courir pendant six lieues.

— Eh ! dites-moi, je vous prie, j’ai des pommes de terre et des châtaignes, avec lesquelles on fait du pain excellent pour ceux qui ont un bon estomac : ne puis-je pas en vendre à mon voisin sans que ce coupe-gorge dont vous m’avez parlé m’envoie aux galères ?