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Je ne parle pas des autres abus attachés à cette effroyable police ; des horreurs commises par des valets de bourreau ambulants, intéressés à trouver des contraventions ou à en forger ; des querelles quelquefois très-sanglantes de ces commis avec les habitants auxquels on ravissait leur pain ; des prisons dans lesquelles cent prétendus délinquants étaient entassés ; de la ruine entière des familles ; de la dépopulation qui commençait à en être la suite.

C’est dans l’excès de cette misère que nous apprîmes qu’un nouveau ministre[1] était venu à notre secours. Nous lûmes l’arrêt du conseil du 13 septembre 1774. La province versa des larmes de joie, après en avoir versé longtemps de désespoir.

J’avoue que j’admirai l’éloquence sage, convenable et nouvelle, avec laquelle on faisait parler le roi, autant que je fus sensible au bien que cet arrêt faisait au royaume. C’était un père qui instruisait ses enfants, qui touchait leurs plaies, et qui les guérissait ; c’était un maître qui donnait la liberté à des hommes qu’on avait rendus esclaves.

Quelle est aujourd’hui ma surprise de voir que des citoyens pleins de talents condamnent, dans l’heureux loisir de Paris, le bien que le roi vient de faire dans nos campagnes ! Le ministre, certain de la bonté de ses vues, permet qu’on écrive sur son administration ; et on se sert de cette permission pour le blâmer.

Un homme de beaucoup d’esprit[2], qui paraît avoir des intentions pures, mais qui se laisse peut-être trop entraîner aux paradoxes, prétend, dans un ouvrage qui a du cours, que la liberté du commerce des grains est pernicieuse, et que la contrainte d’aller acheter son blé aux marchés est absolument nécessaire.

Je prends la liberté de lui dire que ni en Hollande, ni en Angleterre, ni à Rome, ni à Genève[3], ni en Suisse, ni à Venise, les citoyens ne sont obligés d’acheter leur nourriture au marché. On n’y est pas plus forcé qu’à s’y pourvoir des autres denrées. La loi générale de la police de tous les peuples est de se procurer son nécessaire où l’on veut : chacun achète son comestible, sa

  1. Turgot, nommé contrôleur général des finances le 24 auguste 1774.
  2. Linguet ; voyez ses Annales de politique et de littérature du 15 décembre 1774, pages 230-36. (B.)
  3. À Rome et à Genève, les boulangers sont obligés de prendre le blé au grenier de l’État, non au marché : c’est un abus d’une autre espèce, fondé sur d’autres préjugés. À Londres, malgré d’anciennes lois tombées en désuétude, tout est libre comme en Hollande et en Suisse. (Note de Voltaire.)