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mœurs[1] ! Vous auriez dû l’appeler le conservateur. Car enfin, monsieur de Beauvais, dans quel temps a-t-on vu plus de princesses renommées par des mœurs plus pures ? Dans quel pays a-t-on vu mourir tant de ministres des finances dans une pauvreté si respectée ? Avez-vous su quels hommes étaient MM. d’Argenson ? L’un, étant ministre, a écrit en faveur du peuple[2] ; l’autre a laissé une mémoire chère à tous les gens de guerre[3]. Vous avez lu l’histoire : y avez-vous rencontré beaucoup de personnages qui aient soutenu ce qu’on appelle si lâchement une disgrâce, avec plus de grandeur et d’honnêteté naturelle que certains ministres dont je ne vous dirai point le nom[4] ?

Dans quel temps les libéralités, cette pierre de touche de la vraie grandeur d’âme, ont-elles été plus anondantes ?

Mille actions généreuses, qui se multiplient tous les jours, auraient dû vous avertir de respecter un peu plus votre siècle, et le feu roi, votre bienfaiteur, dont vous avez fait (permettez-moi de vous le dire) une satire un peu grossière.

Vous vous écriez : « Il n’y aura plus d’hypocrites, parce qu’il n’y aura plus de vertu. » Il est vrai que le roi régnant n’a point d’hypocrites dans son conseil[5] ; mais vous en plaignez-vous ? L’infâme superstition est la mère de l’hypocrisie, et la vertu est la fille de la religion sage, éclairée et indulgente. Comment avez-vous la naïveté de regretter l’hypocrisie ?

Vous vous servez du mot de vice, en parlant des sentiments du dernier roi. Ah ! monsieur, employons le mot propre. L’amour est une faiblesse ; l’ingratitude envers son bienfaiteur est un vice : ce sont là les principes de l’honnêteté naturelle. Pour insulter ainsi son siècle et son maître, il faudrait être prodigieusement supérieur à l’un et à l’autre. Mais alors on ne les insulterait pas[6].

  1. Page 35 de l’édition in-4o.
  2. Le marquis d’Argenson, auteur des Considérations sur le gouvernement de la France, 1764.
  3. Le comte d’Argenson, ministre de la guerre de 1742 à 1757.
  4. Le duc de Choiseul, et son cousin le duc de Praslin, disgraciés tous deux le 24 décembre 1770.
  5. Maurepas et Turgot venaient alors d’être nommés ministres par Louis XVI. Le premier était un peu trop facétieux pour un ministre ; Voltaire disait du second que, ayant été élevé pour être prêtre, il connaissait trop bien les prêtres pour être leur dupe ou leur ami. (CL.)
  6. Nous avons, depuis environ deux ans, un livre intitulé De la Félicité publique, livre qui répond à son titre, composé par un homme d’une grande naissance, et très-supérieur à cette naissance. L’auteur prouve invinciblement que les mœurs, ainsi que les arts, se sont perfectionnés dans ce siècle, depuis Pétersbourg jusqu’à Cadix ; et que jamais les hommes n’ont été plus instruits et plus heureux :