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SUR L’HISTOIRE GÉNÉRALE.

qu’ils emportèrent très-peu d’argent ; qu’ils n’établirent point ailleurs des manufactures dont aucun pays n’avait besoin, etc., etc.

Autrefois un tel livre eût occupé toute l’Europe : les temps sont si changés qu’on n’en parla point. Nous fûmes les seuls qui prîmes la peine d’observer que M. de Caveyrac n’avait pas eu des mémoires exacts sur plusieurs faits.

Par exemple il disait[1] qu’il n’y a pas cinquante familles françaises à Genève. Nous, qui demeurons à deux pas de cette ville, nous pouvons affirmer qu’il y en a eu plus de mille, sans compter celles que la mort a éteintes, ou qui sont passées dans d’autres familles par les femmes. Et nous ajoutons ici que ce sont ces familles qui ont porté dans Genève une industrie et une opulence inconnues jusqu’alors. Genève, qui n’était autrefois qu’une ville de théologie, est aujourd’hui célèbre par ses richesses et par ses connaissances solides : elle les doit aux réfugiés français ; ils l’ont mise en état de prêter au roi de France des fonds dont elle retire cinq millions de rente, au temps où nous écrivons.

Monsieur l’abbé donna[2] un démenti au roi de Prusse, qui, dans l’histoire de sa patrie, a prononcé que son grand-père reçut dans ses États plus de vingt mille réfugiés ; et, pour décréditer le témoignage du roi de Prusse, il prétend que son Histoire du Brandebourg n’est point de lui, et que c’est nous qui l’avons faite sous son nom. Ce fut donc pour nous un devoir indispensable de rendre gloire à la vérité[3] ; de ne nous point parer de ce qui ne nous appartient pas ; d’avouer que nous ne servîmes au roi de Prusse que de grammairien fort inutile. Il n’avait pas besoin de nous pour être l’historien et le législateur de son royaume, comme il en a été le héros[4].

  1. Apologie, page 83.
  2. Ibid., page 83.
  3. Voyez, tome VIII, les notes et variantes de l’Ode sur la mort de madame la princesse de Bareith.
  4. « Il arriva depuis un événement favorable, qui avança considérablement les projets du grand électeur. Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, et quatre cent mille Français pour le moins sortirent de ce royaume ; les plus riches passèrent en Angleterre et en Hollande ; les plus pauvres, mais les plus industrieux, se réfugièrent dans le Brandebourg, au nombre de vingt mille ou environ ; ils aidèrent à repeupler nos villes désertes, et nous donnèrent toutes les manufactures qui nous manquaient.

    « À l’avénement de Frédéric-Guillaume à la régence, on ne faisait dans ce pays ni chapeaux, ni bas, ni serges, ni aucune étoffe de laine ; l’industrie des Français nous enrichit de toutes ces manufactures ; ils établirent des fabriques de draps, de serges, d’étamines, de petites étoffes, de droguets, de grisettes, de crépon, de bonnets et de bas tissus sur des métiers ; des chapeaux de castor, de lapin, et de poil de lièvre ; des teintures de toutes les espèces. Quelques-uns de ces réfugiés se firent marchands, et débitèrent en détail l’industrie des autres. Berlin eut des orfèvres, des bijoutiers, des horlogers, des sculpteurs ; et les Français qui s’établirent dans le plat pays y cultivèrent le tabac, et firent venir des fruits et des légumes excellents dans les contrées sablonneuses, qui, par leurs soins, devinrent des potagers admirables. Le grand électeur, pour encourager une colonie aussi utile, lui assigna une pension annuelle de quarante mille écus dont elle jouit encore. » Histoire de Brandebourg, par le roi de Prusse, édition de Jean Néaulme, 1751, tome H, pages 311, 312, et 314. (Note de Voltaire.)