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SUR L’HISTOIRE GÉNÉRALE.
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ans avant ce fameux Vénitien Marco Paolo, qu’on ne voulut pas croire lorsqu’il disait qu’il avait vu un grand peuple plus policé que les nôtres, des villes plus vastes, des lois meilleures en plusieurs points. Les deux Arabes y étaient abordés dans un temps malbeureux, après des guerres civiles et des invasions de barbares, au milieu d’une famine affreuse. On leur dit, par interprètes, que la calamité publique avait été au point que plusieurs personnes s’étaient nourries de cadavres humains. Ils firent comme presque tous les voyageurs : ils mêlèrent un peu de vérité à beaucoup de mensonges.

Le nombre des peuples que ces deux Arabes nomment anthropophages est étonnant : ce sont d’abord les habitants d’une petite île auprès de Ceilan, peuplée de noirs. Plus loin sont d’autres îles qu’ils appellent Rammi et Angaman, où les peuples dévoraient les voyageurs qui tombaient entre leurs mains. Ce qu’il y a de triste, c’est que Marco Paolo dit la même chose, et que l’archevêque Navarrete l’a confirmée au xviie siècle, a los Europeos que cogen es constante que vivos se los van comiendo.

Texera dit que les Javans avaient encore cette abominable coutume au commencement du xvie siècle, et que le mahométisme a eu de la peine à l’abolir. Quelques hordes de Cafres et d’Africains ont été accusées de cette horreur.

Si on ne vous a point trompés sur la Chine ; si, dans un de ces temps désastreux où la faim ne respecte rien, quelques Chinois se livrèrent à une action de désespoir qui soulève la nature, souvenons-nous toujours qu’en Hollande[1] la canaille de la Haye mangea de nos jours le cœur du respectable de Witt, et que la canaille de Paris[2] mangea le cœur du maréchal d’Ancre. Mais souvenons-nous aussi que ceux qui percèrent ces cœurs furent cent fois plus coupables que ceux qui les mangèrent. Songeons à nos matines de Paris ; à nos vêpres de Sicile, en pleine paix ; aux massacres d’Irlande, pendant lesquels les Irlandais catholiques faisaient de la chandelle avec la graisse des Anglais protestants. Songeons aux massacres des vallées du Piémont, à ceux du Languedoc et des Cévennes, à ceux de tant de millions d’Américains par des Espagnols qui récitaient leur rosaire, et qui établissaient des boucheries publiques de chair humaine. Détournons les yeux, et passons vite.

  1. Le 20 auguste 1672 ; voyez tome XIV, page 257.
  2. En 1617 ; voyez tome XII, page 576.