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FRAGMENT SUR LE PROCÈS

quelques comptes. Les enfants répondent que leur mère dort encore. On attend longtemps, enfin on entre ; on trouve la mère renversée sur un coffre, un œil enflé et sanglant, les cheveux hérissés, la tête pendante ; elle était absolument sans vie.

Le fils, à cette vue, s’évanouit ; on cherche partout des secours inutiles : un chirurgien arrive, il examine le corps de la mère ; nul secours à lui donner. Il saigne le jeune homme, qui revient enfin à lui. Les voisins accourent, chacun s’empresse à le consoler. Tout se passe selon l’usage ; le cadavre est enseveli dans une bière au temps prescrit ; on commence un inventaire : tout est en règle et en paix.

Quelques femmes du peuple, dans l’oisiveté de leurs conversations, raisonnent au hasard sur cette mort. Elles se ressouviennent qu’il y eut un peu de mésintelligence entre les enfants et la mère quelque temps auparavant[1]. Une de ces femmes remarque qu’on a vu quelques gouttes de sang sur un des bas de Montbailli. C’était un peu de sang qui avait jailli lorsqu’on le saignait. La légèreté maligne d’une de ces femmes la porte à soupçonner que c’est le sang de la mère. Bientôt une autre conjecture que Montbailli et sa femme l’ont assassinée pour hériter d’elle. D’autres, qui savent que la défunte n’a point laissé de bien, disent que ses enfants l’ont tuée par vengeance. Enfin ils l’ont tuée. Ce crime, dès le lendemain, passe pour certain parmi la populace, à laquelle il faut toujours des événements extraordinaires et atroces pour occuper des âmes désœuvrées.

Le bruit devient si fort que les juges de Saint-Omer sont obligés de mettre en prison Montbailli et sa femme. Ils sont interrogés séparément ; nulle apparence de preuves ne s’élève contre eux, nul indice. D’ailleurs les juges étaient suffisamment informés de la conduite régulière et innocente des deux époux ; on ne leur avait jamais reproché la moindre faute : le tribunal ne put les condamner. Mais, par condescendance pour la rumeur publique, qui ne méritait aucune condescendance, il ordonna un plus ample informé d’un an, pendant lequel les accusés devaient demeurer en prison. Il y avait de la faiblesse à ces juges de retenir dans les fers deux personnes qu’ils croyaient innocentes. Il y eut bien de la dureté dans celui qui faisait les fonctions de procureur du roi d’en appeler a minima au conseil d’Artois, tribunal souverain de la province.

Appeler a minima, c’est demander que celui qui a été con-

  1. C’était la veille qu’on avait eu querelle ensemble, selon le premier mémoire.