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SUR L’INDE.

l’âme d’un homme de bien pouvait passer dans le corps d’un perroquet ou d’un docteur, d’un éléphant ou d’un raïa, ou même retourner animer le corps du défunt dans le ciel, sa première patrie. C’est pour revoir cette patrie que tant de jeunes veuves se sont jetées dans le bûcher enflammé de leurs maris, et souvent sans les avoir aimés. On a vu dans Bénarès des disciples de brames, et jusqu’à des brames même, se brûler pour renaître bienheureux. C’est assez qu’une femme sensible et superstitieuse, comme il y en a tant, se soit jetée dans les flammes d’un bûcher, pour que cent femmes l’aient imitée ; comme il suffit qu’un faquir marche tout nu, chargé de fers et de vermine, pour qu’il ait des disciples[1].

Le dogme de la métempsycose était d’ailleurs spécieux, et même un peu philosophique : car, en admettant dans tous les animaux un principe moteur intelligent (chacun en raison de ses organes), on supposait que ce principe intelligent, étant distingué de sa demeure, ne périssait point avec elle. Cette âme était faite pour un corps, disaient les Indiens, donc elle ne pouvait exister sans un corps. Si, après la dissolution de son étui, on ne lui en donne pas un autre, elle devient entièrement inutile. Il fallait en ce cas que Dieu fût continuellement occupé à créer de nouvelles âmes. Il se délivrait de ce soin en faisant servir les anciennes. Il en créait de nouvelles quand les races se multipliaient. Le calcul était bon jusque-là ; mais lorsque les races diminuaient, il se trouvait une grande difficulté. Que faisait-on des âmes qui n’avaient plus de logement[2] ? Il n’était guère possible de bien répondre à cette objection ; mais quel est l’édifice bâti par l’imagination humaine qui n’ait des murs qui écroulent ?

La doctrine de la métempsycose eut cours dans toute l’Inde, et autant au delà du Gange que vers le fleuve Indus. Elle s’étendit jusqu’à la Chine chez le peuple gouverné par les bonzes ; mais non pas chez les colaos et chez les lettrés gouvernés par les lois. Pythagore, après une longue suite de siècles, l’ayant apprise dans la presqu’île de l’Inde, put à peine l’établir à Crotone. Apparemment qu’il trouva la Grande Grèce attachée à d’autres fables, car chaque peuple avait la sienne.

  1. Nous lisons dans la relation des deux Arabes qui voyagèrent aux Indes et à la Chine, dans le ixe siècle de notre ère, qu’ils virent sur les côtes de l’Inde un faquir tout nu, chargé de chaînes, ayant le visage tourné au soleil, les bras étendus, les parties viriles enfermées dans un étui de fer, et qu’au bout de seize ans, en repassant au même endroit, ils le virent dans la même posture. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez le catéchisme des brachmanes, article xxvi. (Id.)