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FRAGMENTS HISTORIQUES

Les premiers brachmanes imaginèrent donc une fable très-ingénieuse et très-hardie, qui semblait justifier la Providence divine, et rendre raison du mal physique et du mal moral. Ils supposèrent que l’Être suprême n’avait créé d’abord que des êtres presque semblables à lui, ne pouvant rien former qui l’égalât. Il forma ces demi-dieux, ces génies, debta, auxquels les Perses donnèrent depuis le nom de péris, ou féris, d’où vient le mot de fée. Nous n’avons pas de terme pour exprimer ce que les anciens entendaient précisément par demi-dieux en Asie, et même en Grèce et à Rome. Nous employons le mot d’ange, qui ne signifie que messager, et nous avons attribué mille faits miraculeux à ces messagers divins dont il est parlé dans la sainte Écriture : tant les hommes ont aimé également à la fois la vérité et le merveilleux[1].

Ces demi-dieux, ces génies, ces debta inventés dans l’Inde, reçurent la vie longtemps avant que l’Éternel créât les étoiles, les planètes, et notre terre. Dieu tenait lieu de tout avec ses debta, qui partageaient autour de lui sa béatitude. Voici comme l’ancien livre attribué à Brama lui-même s’exprime :

« L’éternel… absorbé dans la contemplation de son essence, résolut de communiquer quelques rayons de sa grandeur et de sa félicité à des êtres capables de sentir et de jouir… ils n’existaient pas encore, Dieu voulut et ils furent. »

Il faut avouer que ces mots, ce tour de phrase, cette exposition, sont sublimes, et qu’on ne peut disputer sur ce passage comme Boileau[2] disputa contre l’évêque d’Avranches et contre Le Clerc sur cet endroit de la Genèse : « Il dit que la lumière se fasse, et la lumière se fit[3]. »

  1. Ἄγγελος, chez les Grecs, ne signifiait que messager. Tous les commentateurs de la sainte Écriture conviennent que les meleachim hébreux, qu’on a traduits par ἄγγελοι, angeli, anges, n’ont été connus que lorsque les Juifs furent captifs chez les Babyloniens. Raphaël n’est nommé que dans le livre de Tobie, et Tobie était captif en Médie. Michel et Gabriel ne se trouvent pour la première fois que dans Daniel. C’est par ces recherches qu’on parvient à découvrir quelque chose dans la filiation des idées anciennes. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez sa xe réflexion sur Longin.
  3. Longin, ancien rhéteur grec attaché à Zénobie, reine de Palmire, dit dans son Traité du Sublime, chap. vii : « Moïse, législateur des Juifs, qui n’était pas sans doute un homme ordinaire, ayant fort bien conçu la grandeur et la puissance de Dieu, l’a exprimée dans toute sa dignité au commencement de ses lois par ces paroles : Dieu dit que la lumière se fasse, et la lumière se fit : que la terre se fasse, et la terre se fit. » Il faut que Longin n’eût pas lu le texte de Moïse, puisqu’il l’altère et qu’il l’allonge. On sait qu’il n’y a point que la terre se fasse, et la terre se fit. La création est sans doute sublime ; mais le récit de Moïse est