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FRAGMENTS HISTORIQUES SUR L’INDE,

Ce fut depuis un grand problème à la cour, dans Paris, dans les provinces maritimes, parmi les négociants, parmi les ministres, s’il fallait soutenir ou abandonner ce cadavre à deux têtes, qui avait fait également mal à la fois le commerce et la guerre, et dont le corps était composé de membres qui changeaient tous les jours. Les ministres qui penchaient vers le dessein de lui ôter son privilège exclusif employèrent la plume de M. l’abbé Morellet[1], à la vérité licencié en théologie, mais homme très-instruit, d’un esprit net et méthodique, plus propre à rendre service à l’État dans des affaires sérieuses qu’à disputer sur des fadaises de l’école. Il prouva que, dans l’état où se trouvait la compagnie, il n’était pas possible de lui conserver un privilège qui l’avait ruinée. Il voulut prouver aussi qu’il eût fallu ne lui en jamais donner. C’était dire en effet que les Français ont dans leur caractère, et trop souvent dans leur gouvernement, quelque chose qui ne leur permet pas de former de grandes associations heureuses : car les compagnies anglaise, hollandaise, et même danoise, prospéraient avec leur privilège exclusif. Il fut prouvé que les différents ministères, depuis 1725 jusqu’à 1769, avaient fourni à la compagnie des Indes, aux dépens du roi et de l’État, la somme étonnante de trois cent soixante et seize millions, sans que jamais elle eût pu payer ses actionnaires du produit de son commerce, comme on ne peut trop le redire.

Enfin le fantôme de cette compagnie, qui avait donné de si grandes espérances, fut anéanti. Il n’avait pu réussir par les soins du cardinal de Richelieu, ni par les libéralités de Louis XIV, ni par celles du duc d’Orléans, ni sous aucun des ministres de Louis XV. Il fallait cent millions pour lui donner une nouvelle existence, et cette compagnie aurait encore été exposée à les perdre. Les actionnaires et les rentiers continuèrent à être payés sur la ferme du tabac, de sorte que si le tabac passait de mode la banqueroute serait inévitable.

La compagnie anglaise, mieux dirigée, mieux secourue par des flottes maîtresses des mers, animée d’un esprit plus patriotique, s’est vue au comble de la puissance et de la gloire, qui peuvent être passagères. Elle a eu aussi ses querelles avec les actionnaires et avec le gouvernement ; mais ces querelles étaient des disputes de vainqueurs qui ne s’accordaient pas sur le par-

  1. L’abbé Morellet, mort en 1819, a publié un Mémoire sur la situation actuelle de la Compagnie des Indes, 1769, in-4o ; et Examen de la réponse de M. N. (Necker) au Mémoire, etc., 1769, in-4o.