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ET SUR LE GÉNÉRAL LALLY.

héros ; il marcha vers Delhi en 1746, et ne se promit pas moins que de conquérir tout l’Indoustan. C’était précisément dans le temps que La Bourdonnaie prenait Madras.

Le vieux Mogol Mahmoud, dont la destinée fut d’être opprimé par des voleurs, soit rois, soit voulant l’être, envoya d’abord contre celui-ci son grand vizir, sous qui son petit-fils Sha-Ahmed fit ses premières armes. On livra bataille aux portes de Delhi : la victoire fut indécise ; mais le grand vizir fut tué. On assure que les omras, commandants des troupes de l’empereur, étranglèrent leur maître et firent courir le bruit qu’il s’était empoisonné lui-même.

Son petit-fils Sha-Ahmed lui succéda sur ce trône si chancelant ; prince qu’on a peint brave, mais faible[1], voluptueux, indécis, inconstant, défiant, destiné à être plus malheureux que son grand-père. Un raïa nommé Gasi[2], qui tantôt le secourut et tantôt le trahit, le prit prisonnier, et lui fit arracher les yeux. L’empereur mourut des suites de son supplice. Le raïa Gasi, ne pouvant se faire empereur, mit en sa place un descendant de Tamerlan : c’est Alumgir[3], qui n’a pas été plus heureux que les autres. Les omras, semblables aux agas des janissaires, veulent que la race de Tamerlan soit sur le trône, comme les Turcs ne veulent de sultan que de la race ottomane : il ne leur importe qui règne, incapable ou méchant, pourvu qu’il soit de la famille. Ils le déposent, ils lui arrachent les yeux : ils le tuent sur un trône qu’ils regardent comme sacré. C’est ainsi qu’ils en usent depuis Aurengzeb.

On peut juger si, pendant ces orages, les soubas, les nababs, les raïas du midi de l’Inde, se disputèrent les provinces envahies par eux, et si les factions anglaise et française faisaient leurs efforts pour partager la proie.

Nous avons fait voir[4] comment un faible détachement d’Euro-

  1. Nous ne cherchons que le vrai, nous ne prétendons faire le portrait ni des princes ni des hommes d’État qui ont vécu à six mille lieues de nous, comme on s’avise tous les jours de nous tracer jusqu’aux plus petites nuances du caractère de quelques souverains qui régnaient il y a deux mille ans, et des ministres qui régnaient sous eux ou sur eux. Le charlatanisme qui s’étend partout varie ces tableaux en mille manières ; on fait dire à ces hommes, qu’on connaît si peu, ce qu’ils n’ont jamais dit ; on leur attribue des harangues qu’ils n’ont jamais prononcées, ainsi que des actions qu’ils n’ont jamais faites. Nous serions bien en peine de faire un vrai portrait des princes que nous avons vus de près, et on veut nous donner celui de Numa et de Tarquin ! (Note de Voltaire.)
  2. Ghazée.
  3. Allaum-Geer.
  4. Page 92.