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DU CURÉ. 573

n'ayant pas été nourris dans Tétat monastique, n'avaient pu con- tracter cette dureté de cœur, cette avidité, cette haine secrète contre le genre humain, qui se puisent quelquefois dans les couvents.

J'allai trouver un de ces messieurs, après avoir consulté mes paroissiens. Je lui dis que je venais lui procurer un moyen de terminer un procès odieux. Cet honnête gentilhomme m'embrassa cordialement : il m'avoua, les larmes aux yeux, qu'il avait tou- jours gémi en secret de soutenir une cause dont l'unique objet estde dépouiller la veuve et l'orphelin. « Je sais bien, me dit-il, que s'il y a de la justice sur la terre, nous perdrons infailhble- ment notre procès. J'avoue que nos titres sont faux, et que ceux de nos adversaires sont authentiques : j'avoue qu'en 1350 Jean de Chàlons, seigneur de ces cantons, affranchit les colons de toute mainmorte; qu'en 1390 Guillaume de La Baume, abbé de Saint- Claude, vendit à ces mêmes colons les restes des terrains dont ils sont propriétaires légitimes : que, sur la fin du xvi^ siècle et au commencement du xvii% les moines de Saint-Claude usurpèrent le droit de mainmorte sur des cultivateurs ignorants et intimidés, sans qu'ils pussent produire le moindre titre de ce droit prétendu. Je sais qu'une telle possession sans titre ne peut se soutenir, et qu'il n'y a point de prescription contre les droits de la nature fortifiés par des pièces authentiques,

« Ces moines, à la place de qui je suis aujourd'hui, ne peu- vent se comparer aux seigneurs légitimes des autres cantons mainmortables, qui concédèrent autrefois des terres à des culti- vateurs, à condition que si les colons mouraient sans enfants, les terres reviendraient à la maison des donateurs. Ces seigneurs furent des bienfaiteurs respectables; et les moines, je l'avoue, fu- rent des oppresseurs. Ces seigneurs ont leurs titres en bonne forme, et les moines n'en ont point. Ces moines n'établirent insen- siblement la mainmorte qu'en disant, sur la fin du xvr siècle, aux colons grossiers : Si vous voulez vous préserver de l'hérésie, soyez nos esclaves au nom de Dieu; mais les colons, plus instruits, leur disent aujourd'hui : C'est au nom de Dieu que nous sommes libres. »

Je fus si touché des paroles de ce brave gentilhomme que je le serrai dans mes bras avec la tendresse que m'inspirait sa vertu. Je lui dis : <( Faites passer dans l'àme de vos confrères vos senti- ments généreux. Ni vous ni eux vous n'êtes coupables des fraudes commises dans les siècles passés. Il faut que les hommes devien- nent plus justes à mesure qu'ils deviennent plus savants ; séparez vos vertus des prévarications de vos prédécesseurs. Il ne faut sou-

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