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lance ; sur la fleur de la chevalerie, égorgée à ses yeux ; sur cinquante mille Français, perdus dans cette expédition désastreuse.

Nous chérissons sa mémoire, nous nous prosternons devant ses autels ; mais qu’on nous permette d’estimer son vainqueur Almoadan, qui le fit guérir de la peste, et qui lui remit deux cent mille besans d’or de sa rançon. On le sait, et on doit le dire : les Orientaux étaient alors les peuples instruits et civilisés; et nous étions les barbares.

Enfin Blanche, sa mère, qui savait gouverner, désapprouva hautement cette croisade; et l'on peut faire gloire de penser comme la reine Blanche.

Je suppose maintenant qu’on raconte à un homme de bon sens l’histoire de cette croisade de saint Louis, et qu’on lui dise tout ce qu’il a fait de sage, de grand, de beau, c’est-à-dire de juste, avant cette héroïque imprudence 1 ; l’homme de bon sens dira sans doute : Ce grand roi n’en commettra pas une seconde. Mais qu’il sera étonné quand vous lui apprendrez qu’il retourne encore en Afrique, qu’il fait encore une croisade plus funeste que la première, puisqu’elle coûta à la France le meilleur de ses rois et le plus grand homme de l'Europe ! Ce n’est plus en Egypte qu’il porte la guerre, c’est à Tunis. Et pour qui va-t-il faire cette guerre funeste ? Pour un de ses frères, à la vérité ; mais pour un usurpateur, pour un barbare, souillé lâchement du sang de Conradin, légitime héritier des Deux-Siciles, et du duc d’Autriche ; pour un monstre ( appelons les choses par leur nom, si nous espérons d’effrayer les tyrans), pour un monstre qui fit servir la religion et la justice, le pape et les bourreaux, au supplice de deux têtes couronnées, innocentes et respectables :

Ce Charles d’Anjou réclamait un petit subside que lui devait le roi de Tunis ; et, dans la vue de recouvrer ce peu d’argent pour Naples, on chargea la France d’impôts si accablants que le peuple fit entendre partout ses cris de douleur, et que tout le clergé refusa longtemps de payer.

1. L’abbé Velly avoue, dans son Histoire, qu’on la traita de pieuse extravagance, et qu’un roi sage ne devait ni l’autoriser ni la protéger.

Joinville s’exprime bien plus fortement. Voici ses paroles : J’ai ouï dire que ceux qui conseillèrent au bon roi cette entreprise firent un très-grand mal, et péchèrent mortellement.

Au reste, il faut savoir que le Joinville que nous lisons est une traduction faite du temps de François Ier.Le jargon de Joinville ne s’entend plus. (Note de Voltaire.)

— D’après cette manière de penser on conçoit pourquoi, écrivant en 1772, Voltaire n’a pas cité le texte de l’édition de Joinville donnée en 1761, qu’on regarde comme n’ayant que peu d’altérations. (B.)