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562 PETITES HARDIESSES

On sait comment les Grecs chassèrent les Latins, et reprirent leur malheureux empire ; on sait comment les musulmans exter- minèrent tous les croisés dans l'Asie Mineure et dans la Syrie. 11 ne resta de ces multitudes de barbares émigrants que quelques ordres religieux, qui firent vœu au Dieu de paix de verser le sang humain.

Ce fut dans ces circonstances que saint Louis eut le malheur de faire le même vœu à Paris, dans un accès de fièvre, pendant lequel il crut entendre une voix céleste qui lui ordonnait d'en- treprendre une croisade. Il devait bien plutôt écouter la véritable voix céleste, celle de la raison, qui lui ordonnait de rester chez lui, de continuer à faire fleurir dans son royaume l'agriculture, le commerce, et les lois ; d'être le père de son peuple, et l'arbitre de ses voisins. Il jouissait de cette gloire, et, s'il voulait conqué- rir, il pouvait être plus à propos de prendre la Guienne que d'aller lui-même se faire prendre en Egypte, en appauvrissant et en dépeuplant son royaume.

Il suivait, disait-on, le préjugé du temps. C'était à sa grande âme de se mettre au-dessus du préjugé. 11 lui appartenait de changer son siècle. 11 avait déjà donné cet utile exemple en résistant avec piété aux entreprises de la cour de Rome. Que ne résistait-il de même à la démence des croisades, lui qui regardait le bien de son État comme son premier devoir? Qu'est-ce donc que la France avait à démêler avec Jérusalem? Quel intérêt, quelle raison, quel traité, l'appelaient en Egypte? S'il y avait quelques Français esclaves dans cette contrée, le vieux et sage Melecsala, qui demandait la paix, les lui aurait rendus pour mille et mille fois moins d'argent que ne lui coûta sa fatale en- treprise. Nulle nation ne le pressait d'aller faire en Egypte une guerre qui l'aurait ruiné quand même elle eût été heureuse. Au contraire, toutes les nations de l'Europe étaient lasses de ces croisades ridicules et aftVeuses, à commencer par Rome même.

On reproche à notre siècle de ne condamner sa croisade que parce qu'il était un saint; mais c'est (nous osons le dire) parce qu'il était un saint qu'il ne devait pas l'entreprendre. 11 la fit en saint et en héros sans doute ; mais s'il eût employé autrement ses grandes vertus, il eût été plus saint et plus héros.

C'est parce que nous révérons sa mémoire avec amour que nous pleurons sur lui, qui se rendit le plus malheureux des hommes; sur sa femme, qui accoucha dans une prison de l'E- gypte, dans la crainte continuelle de la mort ; sur son fils, qui périt avec le père dans ces entreprises funestes ; sur son frère le comte d'Artois, dont les vainqueurs portèrent la tête au bout d'une

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