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Toutes les parties du corps sont susceptibles de sensations ; à quoi bon chercher une autre substance dans mon corps, laquelle sente pour lui? Pourquoi recourir à une chimère quand j’ai la réalité ?

Mais, me dira-t-on, l’étendue ne suffit pas pour avoir des sensations et des idées. Ce caillou est étendu, il ne sent ni ne pense. Non ; mais cet autre morceau de matière organisée possède la sensation et le don de penser. Je ne conçois point du tout par quel artifice le mouvement, les sentiments, les idées, la mémoire, le raisonnement, se logent dans ce morceau de matière organisée ; mais je le vois, et j’en suis la preuve à moi-même.

Je conçois encore moins comment ce mouvement, ce sentiment, ces idées, cette mémoire, ces raisonnements, se formeraient dans un être inétendu, dans un être simple, qui me parait équivaloir au néant. Je n’en ai jamais vu de ces êtres simples, personne n’en a vu; il est impossible de s’en former la plus légère idée ; ils ne sont point nécessaires ; ce sont les fruits d’une imagination exaltée. Il est donc, encore une fois, très-inutile de les admettre.

Je suis corps, et cet arrangement de mon corps, cette puissance de me mouvoir et de mouvoir d’autres corps, cette puissance de sentir et de raisonner, je les tiens donc de la puissance intelligente et nécessaire qui anime la nature. Voilà en quoi je diffère de Lucrèce. C’est à vous de nous juger tous deux. Dites- moi lequel vaut le mieux de croire un être invisible, incompréhensible, qui naît et meurt avec nous, ou de croire que nous avons seulement des facultés données par le grand Être nécessaire i.

1. Dans cet ouvrage et dans les deux précédents, M. de Voltaire semble regarder l’âme humaine plutôt comme une faculté que comme un être à part. Cependant il me semble que l’idée d’existence n’est réellement pour nous que celle de permanence; que le moi est la seule chose dont la permanence nous soit prouvée, par notre sentiment même et d’une manière évidente; que la permanence de tout autre être, et son existence par conséquent, ne l’est qu’en vertu d’une sorte d’analogie et avec une probabilité plus ou moins grande : il en est de même de ma propre existence pour les instants de sa durée dont je n’ai pas actuellement la conscience; et c’est là, sans doute, ce que Locke a voulu dire dans son chapitre de l’Identité (voyez tome XXVI, page 75). Mon âme ou moi sont donc la même chose. On ne devrait pas dire à la vérité j’ai une âme, c’est une expression vide de sens; mais je suis une âme, c’est-à-dire un être sentant, pensant, etc.

Quant au corps, il me paraît qu’il n’y en a aucune partie, considérée comme substance, qui soit identique avec moi. Je dis comme substance, parce qu’à la vérité je ne puis nier que si je suis privé de mon cœur, de mon cerveau, je ne tombe dans un état dont je ne peux me former d’idée; mais je conçois très-bien que chaque particule de mon corps peut être échangée contre une autre succès-