Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome28.djvu/466

Cette page n’a pas encore été corrigée

456 LETTRES DE MEMMIUS

tour à tour. J'avoue que je ne me flatterais pas d'avoir des idées si je n'avais jamais eu aucun de mes cinq sens ; mais on ne me persuadera pas que ma faculté de penser soit l'effet de cinq puis- sances réunies, quand je pense encore après les avoir perdues l'une après l'autre.

L'âme est un sixième sens. Ce système a d'abord quelque chose d'éblouissant. Mais que veulent dire ces paroles ? Prétend-on que le nez est un être flairant par lui-même ? Mais les philosophes les plus accrédités ont dit que l'àme flaire par le nez, voit par les yeux, et qu'elle est dans les cinq sens. En ce cas, elle serait aussi dans ce sixième sens s'il y en avait un ; et cet être inconnu, nommé âme, serait dans six sens au lieu d'être dans cinq. Que signifierait Vâme est un sens? On ne peut rien entendre par ces mots, sinon l'âme est une faculté de sentir et de penser; et c'est ce que nous examinerons.

3Ion âme est une substance inconnue, dont l'essence est de penser et de sentir. Cela revient à peu près à cette idée que l'âme est un sixième sens; mais, dans cette supposition, elle est plutôt mode, accident, faculté, que substance.

Inconnue, j'en conviens; mais substance, je le nie. Si elle était substance, son essence serait de sentir et dépenser, comme celle de la matière est l'étendue et la solidité. Alors l'âme sentirait tou- jours et penserait toujours, comme la matière est toujours solide et étendue.

Cependant il est très-certain que nous ne sentons ni ne pen- sons toujours. Il faut être d'une opiniâtreté ridicule pour soutenir que, dans un profond sommeil, quand on ne rêve point, on a du sentiment et des idées. C'est donc un être de raison, une chimère, qu'une prétendue substance qui perdrait son essence pendant la moitié de sa vie.

Mon âme est une portion de l'âme universelle. Cela est plus su- blime. Cette idée flatte notre orgueil; elle nous fait des dieux. Une portion de la Divinité serait divinité elle-même, comme une partie de l'air est de l'air, et une goutte d'eau de l'Océan est de la même nature que l'Océan. Mais voilà une plaisante divinité, qui naît entre la vessie et le rectum, qui passe neuf mois dans un néant absolu, qui vient au monde sans rien connaître, sans rien faire, qui demeure plusieurs mois dans cet état, qui souvent n'en sort que pour s'évanouir à jamais, et qui ne vit d'ordinaire que pour faire toutes les impertinences possibles.

Je ne me sens point du tout assez insolent pour me croire une partie de la Divinité. Alexandre se fit dieu. César se fera

�� �