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PROCÈS CRIMINEL DE MONTBAILLI.

438 LETTRES DE MEMMIUS

L'amiral russe Sheremetof, les ayant lues en manuscrit à Rome, dans la bibliothèque du Vatican, s'amusa à les traduire dans sa langue pour former l'esprit et le cœur d'un de ses neveux. Nous les avons traduites du russe en français, n'ayant pas eu, comme monsieur l'amiral, la faculté de consulter la bibliothèque du Vatican ; mais nous pouvons assurer que les deux traductions sont de la plus grande fidélité. On y verra l'esprit de Rome tel qu'il était alors (car il a bien changé depuis). La philosophie de Memmius est quelquefois un peu hardie : on peut faire le même reproche à celle de Cicéron et de tous les grands hommes de l'antiquité. Ils avaient tous le malheur de n'avoir pu lire la Somme de saint Thomas d'Aquin. Cependant on trouve dans eux certains traits de lumière naturelle qui ne laissent pas de faire grand plaisir.

LETTRE PREMIERE.

J'apprends avec douleur, mon cher Tullius, mais non pas avec surprise, la mort de mon ami Lucrèce. Il est affranchi des douleurs d'une vie qu'il ne pouvait plus supporter ; ses maux étaient incurables : c'est là le cas de mourir. Je trouve qu'il a eu beaucoup plus de raison que Caton, car si vous et moi, et Brutus, nous avons survécu à la république, Caton pouvait bien lui survivre aussi. Se flattait-il d'aimer mieux la liberté que nous tous? Ne pouvait-il pas, comme nous, accepter l'amitié de César? Croyait-il qu'il était de son devoir de se tuer parce qu'il avait perdu la bataille de Tapsa? Si cela était, César lui-même aurait dû se donner un coup de poignard après sa défaite à Dyrrachium; mais il sut se réserver pour des destins meilleurs. Notre ami Lucrèce avait un ennemi plus implacable que Pompée : c'est la nature. Elle ne pardonne point quand elle a porté son arrêt ; Lucrèce n'a fait que le prévenir de quelques mois : il aurait souffert, et il ne souffre plus. Il s'est servi du droit de sortir de sa maison quand elle est prête à tomber. Vis tant que tu as une juste espérance; l'as-tu perdue, meurs : c'était là sa règle, c'est la mienne. J'approuve Lucrèce, et je le regrette.

Sa mort m'a fait relire son poëme, par lequel il vivra éternellement. Il le fit autrefois pour moi ; mais le disciple s'est bien écarté du maître : nous ne sommes ni vous ni moi de sa secte ; nous sommes académiciens. C'est, au fond, n'être d'aucune secte.