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LES PEUPLES


qui allait jusqu’à invoquer comme un martyr un malheureux mélancolique mort de sa propre main. Tout le parlement de Toulouse n’est pas détrompé encore. Plaignons la faiblesse humaine qui tombe si aisément dans l’erreur, et qui en sort si difficilement. La veuve de l’innocent Calas se traîne à Paris avec ses filles éplorées ; tout le conseil d’État s’assemble pour juger la justice. Il me semble que je vois encore la plus jeune des filles s’évanouir à la porte du conseil : on la secourt ; on lui dit : « Revenez à vous, voilà M. le duc de Choiseul qui arrive. »

À ce nom du plus généreux et du plus juste des hommes[1], elle reprend l’espérance ; le chancelier, le conseil, exempt de préjugés, admet tout d’une voix la requête de cette vertueuse famille, et bientôt après, ce même conseil, au nombre de cinquante juges, convaincu par les pièces et attendri par la vraie éloquence de MM. de Crosne et de Baquencourt, maîtres des requêtes, rend pleinement justice à la mémoire de Jean Calas, mort sur la roue par l’erreur de sept juges. Il recommande au roi la veuve et la famille. M. le duc de Choiseul[2], si cher à la nation, lui devient plus cher encore en obtenant que le roi répare par ses libéralités le malheur arrivé à Toulouse, si ce malheur est réparable.

Dans la partie du Barois ressortissante au parlement de Paris[3], un homme, qui avait quelque argent sur lui est assassiné sur le grand chemin ; un passant voit le coup et s’écarte. Le juge se transporte sur le lieu : c’était un endroit sablonneux. On trouve des traces de souliers qui conduisent à la maison d’un laboureur nommé Martin ; on l’arrête ; on le confronte avec le passant qui a été témoin du meurtre. Ce témoin le regarde : « Ce n’est pas lui, dit-il ; je ne le reconnais pas. — Dieu soit loué, s’écrie le bon vieillard, en voilà un qui ne m’a pas reconnu ! »

Le juge, qui se croit grand criminaliste et qui veut se faire valoir, conclut que ces paroles signifient : « J’ai fait le crime, mais me voilà sauvé, on ne me reconnaît pas. »

Sur cet étrange raisonnement, digne d’un commentateur, et sur les traces d’un soulier, le juge, convaincu qu’il a tout découvert, n’examine rien. Il ne recherche point si l’argent volé se

  1. L’édition du chancelier porte seulement : À ce nom, elle reprend, etc.
  2. Le texte que je donne ici est, comme je l’ai dit, pris dans le tome XI des Nouveaux Mélanges ; il se retrouve sur un exemplaire corrigé de la main de Wagnière. L’imprimé du chancelier portait : M. le duc de Choiseul sollicite Sa Majesté de réparer par ses libéralités, etc. (B.)
  3. C’était en 1767 ; voyez la note, tome XVIII, page 118.