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LES ADORATEURS,


LE SECOND ADORATEUR.

Oui, frère, je me résigne ; il le faut bien. J'espère, autant que je puis, et je vous réponds que je ne déshonorerai pas ma raison par des chimères que tant de charlatans ont débitées sur le grand Être.

Vous savez qu'avant mon retour de Pondichéry avec le jésuite Lavaur [1], qui avait onze cent mille francs dans son portefeuille en lettres de change et en diamants, je connus beaucoup de guèbres et de brames. Ces guèbres ou parsis sont d'une antiquité très-reculée, devant laquelle nous ne sommes que d'hier ; mais plus un peuple est ancien, plus il a d'anciennes sottises. Je fus confondu quand les mages guèbres me dirent qu'il avait plu à l'Être nécessaire, éternellement agissant, de ne former les mondes, que depuis quatre cent cinquante mille années, et qu'il les avait formés en six gahambârs, en six temps. Les pauvres mages ! ils font de Dieu un homme, un ouvrier qui demande six semaines pour faire son ouvrage, et qui se donne ce qu'on appelle du bon temps la septième semaine.

Si vous saviez quels contes de vieille ces rêveurs ajoutent à leurs six gahamhârs, vous en auriez pitié. La fable du serpent qui vola la recette de l'immortalité à l'âne [2] n'est pas comparable à celle des parsis. On y voit des serpents et des ânes qui jouent des rôles fort comiques. Le grand Être, l'Être nécessaire, éternel, infini, se promène tous les jours à midi sous des palmiers : il forme une espèce de Pandore, qu'il pétrit d'un morceau de chair tiré de la substance d'un homme : cet homme s'appelait Misha, et sa femme Mishana [3].

Près d'une fontaine dont les eaux s'étendent de tous les côtés jusqu'au bout du monde, on voit un arbre qui enseigne le passé, le présent et le futur, et qui donne des leçons de morale et de physique. Les arbres de Dodone ne sont rien auprès. Tout est prodige dans les temps antiques de tous les peuples : rien n'est jamais chez eux accordé à la nature, parce qu'ils ne la connaissaient pas. On ne voit aucun historien sage qui raconte les siècles passés ; mais on voit partout des sorciers qui racontent l'avenir. Parmi tous ces sorciers il n'y en a pas un qui vive comme les autres hommes. Celui-là se met un bât sur le dos, et court tout

  1. Voyez les Fragments sur l'Inde, articles XIII, XVI, et XVIII.
  2. Voyez page 321.
  3. Ce sont les premiers hommes selon Zoroastre, comme, suivant Sanchoniathon, ce sont Protogenos et Genos, ou du moins des créatures que le traducteur grec nomme ainsi. Chez les Indiens, ce sont Adimo et Procriti ; chez les Grecs, Prométhée, Épiméthée, et Pandore ; chez les Chinois, Puoncu, etc. (Note de Voltaire.)