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LES ADORATEURS,

mais ses volontés, ses désirs, ses raisonnements, ne sont point des substances à part. Le grand défaut de l'école platonicienne, et ensuite de toutes nos écoles, fut de prendre des mots pour des choses : ne tombons point dans cette erreur.

Nous sommes tantôt pensants, tantôt ne pensant pas, comme tantôt éveillés, tantôt dormants, tantôt excités par des désirs involontaires, tantôt plongés dans une apathie passagère ; esclaves, dès notre enfance jusqu'à la mort, de tout ce qui nous environne ; ne pouvant rien par nous seuls, recevant toutes nos idées sans pouvoir jamais prévoir celles que nous aurons l'instant suivant, et toujours sous la main du grand Être qui agit dans toute la nature par des voies aussi incompréhensibles que lui-même.

LE SECOND ADORATEUR.

Je l'adore avec vous ; je reconnais en lui la cause, la fin, l'enveloppe et le centre de toutes choses ; mais je crains, en parlant, de lui faire quelque offense, si pourtant le fini peut outrager l'infini, si un être misérable qui est à peine un mode de l'Être, un embryon né entre de l'urine et des excréments, excrément lui-même formé pour engraisser la fange dont il sort, peut faire une injure à l'Être éternel.

Je vois en tremblant, en l'adorant, en l'aimant comme l'auteur éternel de tout ce qui fut et de tout ce qui sera, que nous le faisons auteur du mal. Je considère avec douleur que toutes les sectes qui ont admis comme nous un seul Dieu sont tombées dans ce piège où je crains que ma raison ne soit prise. Leurs prétendus sages ont répondu que Dieu ne fait point le mal, mais qu'il le permet. J'aimerais autant qu'on me dît, lorsque les rayons du soleil trop ardents ont aveuglé un enfant, que ce n'est pas le soleil qui lui a fait ce mal, mais qu'il a permis que ses rayons lui crevassent les yeux.

Je vous disais tout à l'heure que j'étais pénétré de reconnaissance et de joie ; mais d'autres idées s'étant présentées nécessairement à moi, comme il arrive à tous les hommes, mes remerciements sont suivis de mes murmures involontaires ; j'éclate en gémissements et je me dissous en larmes, comme un enfant qui passe en un moment du rire à la plainte entre les bras de sa nourrice.

Toute l'antiquité admira et pleura comme moi. Elle rechercha la cause des imperfections du monde avec autant d'empressement que de désespoir. Les Grecs imaginèrent des Titans, enfants du ciel et de la terre, qui demandèrent à Jupiter leur part du bien de leurs père et mère, et firent la guerre aux dieux. Les autres