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SOUVENIRS

Ce grand succès mit Racine en goût. Il voulut composer une autre pièce, et le sujet d'Athalie (c'est-à-dire la mort de cette reine et la reconnaissance de Joas) lui parut le plus beau de tous ceux qu'il pouvait tirer de l'Écriture sainte. Il y travailla sans perdre de temps, et, l'hiver d'après, cette nouvelle pièce se trouva en état d'être représentée ; mais Mme de Maintenon reçut de tous côtés tant d'avis et tant de représentations des dévots, qui agissaient en cela de bonne foi, et de la part des poètes jaloux de la gloire de Racine, qui, non contents de faire parler les gens de bien, écrivirent plusieurs lettres anonymes [1], qu'ils empêchèrent Athalie d'être représentée sur le théâtre.

Le lieu, le sujet des pièces, et la manière dont les spectateurs s'étaient introduits dans Saint-Cyr, devaient justifier Mme de Maintenon, et elle aurait pu ne se pas embarrasser des discours qui n'étaient fondés que sur l'envie et la malignité ; mais elle pensa différemment, et arrêta ces spectacles dans le temps que tout était prêt pour jouer Athalie. Elle fit seulement venir à Versailles, une fois ou deux, les actrices, pour jouer dans sa chambre devant le roi avec leurs habits ordinaires. Cette pièce est si belle que l'action n'en parut pas refroidie, il me semble même qu'elle produisait alors plus d'effet [2] qu'elle n'en a produit sur le théâtre de Paris, où je crois que M. Racine aurait été fâché de la voir aussi défigurée qu'elle m'a paru l'être, par une Josabeth fardée [3], par une Athalie outrée, et par un grand prêtre plus res-


    scènes ; toute la cour en fit des applications ; elles se trouvent détaillées dans une assez mauvaise chanson attribuée au baron de Breteuil, et qui commence ainsi :

    Racine, cet homme excellent.
    Dans l'antiquité si savant (a).

    (a) Cette chanson est imprimée à la page 436 du tome IV du Nouveau Siècle de Louis XIV (par Sautreau de Marsy et Noël), 1793, quatre volumes in-8°; elle y est attribuée au duc de Nevers. Une version meilleure a été donnée par M. Monmerqué dans son édition des Souvenirs de madame de Caylus. (B.) — Voyez Œuvres complètes de J. Racine, édition Saint-Marc Girardin et Louis Moland, tome V, page XXXVI.

  1. Ces manœuvres de la canaille, des faux dévots, et des mauvais poètes, ne sont pas rares : nous en avons vu un exemple dans la tragédie de Mahomet, et nous en voyons encore (b).

    (b) Voltaire veut parler probablement des obstacles mis à la représentation de ses Guèbres ; voyez tome VI, page 483.

  2. Cela n'est pas vrai : elle fut très-dénigrée, les cabales la firent tomber. Racine était trop grand, on l'écrasa
  3. La Josabeth fardée était la Duclos, qui chantait trop son rôle ; l'Athalie outrée était la Desmares, qui n'avait pas encore acquis la perfection du tragique ; le Joad capucin était Beaubourg, qui jouait en démoniaque, avec une voix aigre.