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tement Spinosa que lui-même, effrayé de la faiblesse de ses réponses, devint malgré lui le disciple de celui qu’il avait attaqué : grand exemple de la misère et de l’inconstance de l’esprit humain.

La vie de Spinosa est écrite assez en détail et assez connue pour que je n’en rapporte rien ici. Que Votre Altesse me permette seulement de faire avec elle une réflexion sur la manière dont ce juif, jeune encore, fut traité par la synagogue. Accusé par deux jeunes gens de son âge de ne pas croire à Moïse, on commença, pour le remettre dans le bon chemin, par l’assassiner d’un coup de couteau au sortir de la comédie; quelques-uns disent au sortir de la synagogue, ce qui est plus vraisemblable.

Après avoir manqué son corps, on ne voulut pas manquer son âme; il fut procédé à l’excommunication majeure, au grand anathème, au chammata. Spinosa prétendit que les juifs n’étaient pas en droit d’exercer cette espèce de juridiction dans Amsterdam. Le conseil de ville renvoya la décision de cette affaire au consistoire des pasteurs ; ceux-ci conclurent que si la synagogue avait ce droit, le consistoire en jouirait à plus forte raison : le consistoire donna gain de cause à la synagogue.

Spinosa fut donc proscrit par les juifs avec la grande céré- monie; le chantre juif entonna les paroles d’exécration-, on sonna du cor, on renversa goutte à goutte des bougies noires dans une cuve pleine de sang; on dévoua Benoît [1] Spinosa à Belzébuth, à Satan, et à Astaroth, et toute la synagogue cria : Amen!

Il est étrange qu’on ait permis un tel acte de juridiction, qui ressemble plutôt à un sabbat de sorciers qu’à un jugement intègre. On peut croire que, sans le coup de couteau et sans les bougies noires éteintes dans le sang, Spinosa n’eût jamais écrit contre Moïse et contre Dieu. La persécution irrite; elle enhardit quiconque se sent du génie; elle rend irréconciliable celui que l’indulgence aurait retenu.

Spinosa renonça au judaïsme, mais sans se faire jamais chrétien. Il ne publia son Traité des cérémonies superstitieuses, autrement Tractatus theologicopoliticus, qu’en 1670, environ huit ans après son excommunication. On a prétendu trouver dans ce livre les semences de son athéisme, par la même raison qu’on trouve toujours la physionomie mauvaise à un homme qui a fait une méchante action. Ce livre est si loin de l’athéisme qu’il y est souvent parlé de Jésus-Christ comme de l’envoyé de Dieu, Cet

  1. Ou plutôt Baruch ; voyez la note de Voltaire, tome XVIII, page 98.