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des vers avant d’avoir des ailes. Les cuisiniers enfermèrent leurs viandes dans des treillis de toiles : alors plus de vers, plus de génération par corruption.

« J’ai combattu quelquefois de pareilles chimères, et surtout celle du jésuite Needliam[1] Un des grands agréments de ce monde est que chacun puisse avoir son sentiment sans altérer l’union fraternelle. Je puis estimer la vaste érudition de M. de Guignes, sans lui sacrifier les Chinois, que je croirai toujours la première nation de la terre qui ait été civilisée après les Indiens. Je sais rendre justice aux vastes connaissances et au génie de M. de Buffon, en étant fortement persuadé que les montagnes sont de la date de notre globe, et de toutes les choses, et même en ne croyant point aux molécules organiques. Je puis avouer que le jésuite Needham, déguisé heureusement en laïque, a eu des microscopes ; mais je n’ai point prétendu le blesser en doutant qu’il eût créé des anguilles avec de la farine.

« Je conserve l’esprit de charité avec tous les doctes, jusqu’à ce qu’ils me disent des injures, ou qu’ils me jouent quelque mauvais tour : car l’homme est fait de façon qu’il n’aime point du tout à être vilipendé et vexé. Si j’ai été un peu goguenard, et si j’ai par là déplu autrefois à un philosophe lapon[2], qui voulait qu’on perçât un trou jusqu’au centre de la terre, qu’on disséquât des cervelles de géants pour connaître l’essence de la pensée, qu’on exaltât son âme pour prédire l’avenir, et qu’on enduisit tous les malades de poix-résine, c’est que ce Lapon m’avait horriblement molesté ; et cependant j’ai bien demandé pardon à Dieu de l’avoir tourné en ridicule, car il ne faut pas affliger son prochain : c’est manquer à la raison universelle.

« Au reste j’ai toujours pris le parti des pauvres gens de lettres, quand ils ont été injustement persécutés : quand, par exemple, on a juridiquement accusé les auteurs d’un dictionnaire en vingt volumes in-folio[3] d’avoir composé ce dictionnaire pour faire enchérir le pain, j’ai beaucoup crié à l’injustice. »

Ce discours de mon bon oncle me fit verser des larmes de tendresse.

  1. Voyez tome XXV, pages 386-389, 393 et suiv.
  2. Maupertuis ; voyez tome XXIII, pages aW, 569, 373.
  3. L’Encyclopédie a 28 volumes in-folio (non compris le supplément); mais il n’en avait paru que vingt et un au moment où Voltaire écrivait, savoir : les dix-sept volumes de texte, et les quatre premiers des planches.