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CHAPITRE XIX.

dant tant de siècles aurait couvert les montagnes des quatre parties du monde aurait été égal à plus de quarante de nos océans d’aujourd’hui. Ainsi il faudrait nécessairement qu’il y eût trente-neuf océans au moins d’évanouis, depuis le temps où ces messieurs prétendent qu’il y a des poissons de mer pétrifiés sur le sommet des Alpes et du mont Ararat.

« 7° Considérez, mon cher neveu, que, dans cette supposition des montagnes formées et couvertes par la mer, notre globe n’aurait été habité que par des poissons. C’est, je crois, l’opinion de Telliamed[1]. Il est difficile de comprendre que des marsouins aient produit des hommes.

« 8° Il est évident que si, par impossible, la mer eût si longtemps couvert les Pyrénées, les Alpes, le Caucase, il n’y aurait pas eu d’eau douce pour les bipèdes et les quadrupèdes. Le Rhin, le Rhône, la Saône, le Danube, le Pô[2], l’Euphrate, le Tigre, dont j’ai vu les sources, ne doivent leurs eaux qu’aux neiges et aux pluies qui tombent sur les cimes de ces rochers. Ainsi vous voyez que la nature entière réclame contre cette opinion.

« 9° Ne perdez point de vue cette grande vérité[3] que la nature ne se dément jamais. Toutes les espèces restent toujours les mêmes. Animaux, végétaux, minéraux, métaux, tout est invariable dans cette prodigieuse variété. Tout conserve son essence. L’essence de la terre est d’avoir des montagnes, sans quoi elle serait sans rivières : donc il est impossible que les montagnes ne soient pas aussi anciennes que la terre. Autant vaudrait-il dire que nos corps ont été longtemps sans têtes. Je sais qu’on parle beaucoup de coquilles[4]. J’en ai vu tout comme un autre. Les bords escarpés de plusieurs fleuves et de quelques lacs en sont tapissés ; mais je n’y ai jamais remarqué qu’elles fussent les dépouilles des monstres marins : elles ressemblent plutôt aux habits déchirés des moules et d’autres petits crustacés de lacs et de rivières. Il y en a qui ne sont visiblement que du talc qui a pris des formes différentes dans la terre. Enfin nous, avons mille productions terrestres qu’on prend pour des productions marines.

  1. C’est par plaisanterie que Voltaire suppose cette opinion à de Maillet, qui dit au contraire (tome I, page 76 de l’édition de 1755 du Telliamed) : « À quelque élévation que ces eaux de la mer aient été portées au-dessus de nos terrains, elles ne renfermaient point alors de poissons, ni de coquillages ; il est constant du moins qu’il ne s’y en trouvait que peu. »
  2. Je ne sais si Voltaire a vu les sources du Pô ; mais il n’a certainement vu ni celles de l’Euphrate, ni celles du Tigre. (B.)
  3. De Newton ; voyez tome XXI, page 579.
  4. Voyez les chapitres xii et suivants de l’ouvrage Des Singularités de la nature.