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CHAPITRE XII.

tendue colonie envoyée d’Égypte à la Chine ? Ne se lassera-t-on jamais, au bout de nos terres occidentales, de contester aux peuples de l’Orient leurs titres, leurs arts et leurs usages ? Mon oncle était fort irrité contre cette témérité absurde. Mais comment accorderons-nous le texte hébreu avec le samaritain ? « Hé, morbleu, comme vous pourrez, disait mon oncle ; mais ne vous faites pas moquer des Chinois : laissez-les en paix comme ils vous y laissent. »

Écoute, cruel ennemi de feu mon cher oncle ; tâche de répondre à l’argument qu’il poussa vigoureusement dans sa brochure en quatre volumes de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations. Mon oncle était aussi savant que toi, mais il était mieux savant, comme dit Montaigne[1] ; ou, si tu veux, il était aussi ignorant que toi (car en vérité que savons-nous ?) ; mais il raisonnait, il ne compilait pas. Or voici comme il raisonne puissamment dans le premier volume de cet Essai sur les Mœurs, etc. (vol. XV, page 260), où il se moque de beaucoup d’histoires :

« Qu’importe, après tout, que ces livres renferment ou non une chronologie toujours sûre ? Je veux que nous ne sachions pas en quel temps précisément vécut Charlemagne : dès qu’il est certain qu’il a fait de vastes conquêtes avec de grandes armées, il est clair qu’il est né chez une nation nombreuse, formée en corps de peuple par une longue suite de siècles. Puis donc que l’empereur Hiao, qui vivait incontestablement plus de deux mille quatre cents ans avant notre ère, conquit tout le pays de la Corée, il est indubitable que son peuple était de l’antiquité la plus reculée ! De plus, les Chinois inventèrent un cycle, un comput, qui commence deux mille six cent deux ans avant le nôtre. Est-ce à nous à leur contester une chronologie unanimement reçue chez eux ; à nous, qui avons soixante systèmes différents pour compter les temps anciens, et qui ainsi n’en avons pas un ?

« Les hommes ne multiplient pas aussi aisément qu’on le pense : le tiers des enfants est mort au bout de dix ans. Les calculateurs de la propagation de l’espèce humaine ont remarqué qu’il faut des circonstances favorables et rares pour qu’une nation s’accroisse d’un vingtième au bout de cent années, et très-souvent il arrive que la peuplade diminue au lieu d’augmenter. De savants chronologistes ont supputé qu’une seule famille, après le déluge, toujours occupée à peupler, et ses enfants s’étant occupés de même, il se

  1. Montaigne, dans ses Essais, livre Ier, chap. xxiv, dit : « Il falloit s’enquérir qui est mieulx sçavant, non qui est plus sçavant.