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LETTRE

ne peut se tirer de cet abîme si on ne lui tend une main favorable. Mille talents périssent étouffés, nul art ne peut être exercé ; une immense multitude est inutile à elle-même et à ses maîtres. Les premiers de l’État, mal servis par des esclaves ineptes, sont eux-mêmes les esclaves de l’ignorance commune. Ils ne jouissent d’aucune consolation de la vie ; ils sont sans secours au milieu de l’opulence. Tels étaient autrefois les rois francs et tous ces vassaux grossiers de leur couronne, lorsqu’ils étaient obligés de faire venir un médecin, un astronome arabe, un musicien d’Italie, une horloge de Perse, et que les courtiers juifs fournissaient la grossière magnificence de leurs cours plénières.

L’âme de Catherine a conçu le dessein d’être la libératrice du genre humain dans l’espace de plus de onze cent mille de nos grandes lieues carrées. Elle n’entreprend point tout ce grand ouvrage par la force, mais par la seule raison ; elle invite les grands seigneurs de son empire à devenir plus grands en commandant à des hommes libres ; elle en donne l’exemple, elle affranchit des serfs de ses domaines ; elle arrache plus de cinq cent mille esclaves à l’Église sans la faire murmurer et en la dédommageant ; elle la rend respectable en la sauvant du reproche que la terre entière lui faisait d’asservir les hommes qu’elle devait instruire et soulager.

« Les sujets de l’Église, dit-elle dans une de ses lettres[1], souffrant des vexations souvent tyranniques auxquelles les fréquents changements des maîtres contribuaient beaucoup, se révoltèrent vers la fin du règne de l’impératrice Élisabeth, et ils étaient à mon avènement plus de cent mille en armes. C’est ce qui fit qu’en 1762 j’exécutai le projet de changer entièrement l’administration des biens du clergé, et de fixer ses revenus. Arsène, évêque de Rostou, s’y opposa, poussé par quelques-uns de ses confrères, qui ne trouvèrent pas à propos de se nommer. Il envoya deux mémoires où il voulait établir le principe absurde des deux puissances. Il avait déjà fait cette tentative du temps de l’impératrice Élisabeth : on s’était contenté de lui imposer silence ; mais son insolence et sa folie redoublant, il fut jugé par le métropolitain de Novogorod et par le synode entier, condamné comme fanatique, coupable d’une entreprise contraire à la foi orthodoxe autant qu’au pouvoir souverain, déchu de sa dignité

  1. Du 11-22 auguste 1765. Voltaire reproduisit presque toute la fin de cette pièce dans ses Questions sur l’Encyclopédie, au mot Puissance ; voyez tome XX, page 302.