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DES ÉVANGILES.


après Vespasien, chacun de ces petits troupeaux voulut faire son Évangile. On en compta cinquante-quatre[1], et il y en eut beaucoup davantage. Tous se contredisent, comme on le sait, et cela ne pouvait être autrement, puisque tous étaient forgés dans des lieux différents. Tous conviennent seulement que leur Jésus était fils de Maria ou Mirja, et qu’il fut pendu : et tous lui attribuent d’ailleurs autant de prodiges qu’il y en a dans les Métamorphoses d’Ovide.

Luc lui dresse une généalogie absolument différente de celle que Matthieu lui forge ; et aucun d’eux ne songe à faire la généalogie de Marie, de laquelle seule on le fait naître. L’enthousiaste Pascal s’écrie : « Cela ne s’est pas fait de concert. » Non, sans doute, chacun a écrit des extravagances à sa fantaisie pour sa petite société. De là vient qu’un évangéliste prétend que le petit Jésus fut élevé en Égypte ; un autre dit qu’il fut toujours élevé à Bethléem ; celui-ci le fait aller une seule fois à Jérusalem, celui-là trois fois. L’un fait arriver trois mages que nous nommons les trois rois, conduits par une étoile nouvelle, et fait égorger tous les petits enfants du pays par le premier Hérode, qui était alors près de sa fin[2]. L’autre passe sous silence et l’étoile, et les mages, et le massacre des innocents.

On a été obligé enfin, pour expliquer cette foule de contradictions, de faire une concordance ; et cette concordance est encore moins concordante que ce qu’on a voulu concorder. Presque tous ces Évangiles, que les chrétiens ne communiquaient qu’à leurs petits troupeaux, ont été visiblement forgés après la prise de Jérusalem : on en a une preuve bien sensible dans celui qui est attribué à Matthieu. Ce livre[3] met dans la bouche de Jésus ces paroles aux Juifs : « Vous rendrez compte de tout le sang répandu depuis le juste Abel jusqu’à Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel, »

Un faussaire se découvre toujours par quelque endroit. Il y

  1. Voyez, ci-après, la Collection d’anciens évangiles.
  2. Le massacre des innocents est assurément le comble de l’ineptie, aussi bien que le conte des trois mages conduits par une étoile. Comment Hérode, qui se mourait alors, pouvait-il craindre que le fils d’un charpentier, qui venait de naître dans un village, le détrônât ? Hérode tenait son royaume des Romains. Il aurait donc fallu que cet enfant eût fait la guerre à l’empire. Une telle crainte peut-elle tomber dans la tête d’un homme qui n’est pas absolument fou ? Est-il possible qu’on ait proposé à la crédulité humaine de pareilles bêtises qui sont si au-dessous de Robert le Diable et de Jean de Paris ? L’homme est donc une espèce bien méprisable, puisqu’elle est ainsi gouvernée. (Note de Voltaire, 1771.)
  3. Matthieu, XXIII, 35.