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ANECDOTE SUR BÉLISAIRE.

son Épître aux Romains[1] : « Gloire, honneur, et gloire à quiconque fait le bien ; premièrement aux Juifs, et puis aux Gentils : car lorsque les Gentils, qui n’ont point la loi, font naturellement ce que la loi commande, n’ayant point notre loi, ils sont leur loi à eux-mêmes. » Et après ces paroles, il reproche aux Juifs de Rome l’usure, l’adultère, et le sacrilége.

« Enfin, détestable enfant de Bélial, vous avez osé prononcer de vous-même ces paroles impies sous le nom de Bélisaire : « Ce qui m’attache le plus à ma religion[2], c’est qu’elle me rend meilleur, et plus humain. S’il fallait qu’elle me rendît farouche, dur, et impitoyable, je l’abandonnerais, et je dirais à Dieu, dans la fatale alternative d’être incrédule ou méchant : Je fais le choix qui t’offense le moins. » J’ai vu d’indignes femmes de bien, des militaires trop instruits, de vils magistrats qui ne connaissent que l’équité, des gens de lettres malheureusement plus remplis de goût et de sentiment que de théologie, admirer avec attendrissement tes sottes paroles, et tout ce qui les suit.

« Malheureux ! vous apprendrez ce que c’est que de choquer l’opinion des licenciés de ma licence ; vous, et tous vos damnés de philosophes, vous voudriez bien que Confucius et Socrate ne fussent pas éternellement en enfer ; vous seriez fâchés que le primat d’Angleterre ne fût pas sauvé aussi bien que le primat des Gaules. Cette impiété mérite une punition exemplaire. Apprenez votre catéchisme. Sachez que nous damnons tout le monde, quand nous sommes sur les bancs ; c’est là notre plaisir. Nous comptons[3] environ six cents millions d’habitants sur la terre. À trois générations par siècle, cela fait environ deux milliards ; et en ne comptant seulement que depuis quatre mille années, le calcul

  1. Chapitre ii, 10-14. (Note de Voltaire.)
  2. Celle qui annonce un Dieu propice, bienfaisant, et qui est la vraie religion. Voyez, dans Bélisaire, le fameux chapitre xv, qui n’a pas plus de 15 pages, tandis que la soporifique censure en a plus de cent quarante. (Cl.)
  3. Le compte des damnés est tout différent dans la première édition de l’Anecnote ; on y lit :

    « Nous comptons environ deux milliards d’habitants sur la terre : à trois générations par siècle, cela fait environ six milliards, et en ne comptant seulement que depuis quatre mille années, le calcul nous donne deux cent quarante milliards de damnés, sans compter tout ce qui l’a été auparavant et tout ce qui doit l’être après. Il est vrai que sur ces deux cent quarante milliards il faut ôter deux ou trois mille élus qui font le beau petit nombre ; mais c’est une bagatelle, et il est bien doux de pouvoir se dire en sortant de table : « Mes amis, réjouissons-nous, nous avons au moins deux cent quarante milliards de nos frères, etc. » (B.)

    — Voltaire avait, en 1746, donné un calcul encore différent ; voyez, tome VIII, une des notes du septième chant de la Henriade.