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ANDRÉ DESTOUCHES

cœur plein de justice ; on ne peut parvenir à aucune magistrature sans argent. C’est encore ce qui nous distingue de tous les peuples de l’Asie, et surtout de ces barbares de Lao, qui ont la manie de récompenser tous les talents, et de ne vendre aucun emploi.


André Destouches, qui était un peu distrait, comme le sont tous les musiciens, répondit au Siamois que la plupart des airs qu’il venait de chanter lui paraissaient un peu discordants, et voulut s’informer à fond de la musique siamoise ; mais Croutef, plein de son sujet, et passionné pour son pays, continua en ces termes :


Il m’importe fort peu que nos voisins qui habitent par delà nos montagnes[1] aient de meilleure musique que nous, et de meilleurs tableaux, pourvu que nous ayons toujours des lois sages et humaines. C’est dans cette partie que nous excellons. Par exemple, il y a mille circonstances où, une fille étant accouchée d’un enfant mort, nous réparons la perte de l’enfant en faisant pendre la mère, moyennant quoi elle est manifestement hors d’état de faire une fausse couche.

Si un homme a volé adroitement trois ou quatre cent mille pièces d’or, nous le respectons et nous allons dîner chez lui ; mais si une pauvre servante s’approprie maladroitement trois ou quatre pièces de cuivre qui étaient dans la cassette de sa maîtresse, nous ne manquons pas de tuer cette servante en place publique : premièrement, de peur qu’elle ne se corrige ; secondement, afin qu’elle ne puisse donner à l’État des enfants en grand nombre, parmi lesquels il s’en trouverait peut-être un ou deux qui pourraient voler trois ou quatre petites pièces de cuivre, ou devenir de grands hommes ; troisièmement, parce qu’il est juste de proportionner la peine au crime, et qu’il serait ridicule d’employer dans une maison de force, à des ouvrages utiles, une personne coupable d’un forfait si énorme.

Mais nous sommes encore plus justes, plus cléments, plus raisonnables, dans les châtiments que nous infligeons à ceux qui ont l’audace de se servir de leurs jambes pour aller où ils veulent. Nous traitons si bien nos guerriers qui nous vendent leur vie, nous leur donnons un si prodigieux salaire, ils ont une part si considérable à nos conquêtes, qu’ils sont sans doute les plus criminels de tous les hommes lorsque, s’étant enrôlés dans un

  1. Les Italiens.