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MÉMOIRE SUR LA SATIRE.

juger si un homme s’est tenu dans les bornes d’une critique honnête : « Osez montrer votre ouvrage à celui même que vous censurez. »

Il y a encore un meilleur parti à prendre, surtout dans les ouvrages de goût et de sentiment : c’est de ne critiquer qu’en essayant de mieux faire. Je conviens qu’en physique, en histoire, en philosophie, on est obligé de relever des erreurs. Ce n’est pas assez à M. l’abbé Dubos d’établir, avec l’érudition la plus exacte et la plus grande vraisemblance, l’origine des Français[1] ; il faut absolument qu’il réfute des opinions moins probables. Il a fallu montrer que Descartes avait donné six règles fausses du mouvement, lorsqu’on a établi les véritables règles. Mais en fait d’arts, c’est, je crois, tout autre chose. Un peintre, un sculpteur, un musicien, n’auraient pas bonne grâce à écrire contre leurs confrères. Pourquoi cette différence ? c’est que les hommes ne peuvent savoir si Descartes et Mézerai ont tort, sans le secours de la critique ; mais il suffit d’avoir des yeux et des oreilles pour juger d’un beau tableau et d’une bonne musique. Aussi je ne vois point que les Destouches[2] aient écrit contre les Campra[3], ni les Girardon contre les Puget : chacun a tâché de surpasser son émule. Les poëtes, et ceux qu’on nomme littérateurs, sont presque les seuls artistes auxquels on puisse reprocher ce ridicule de se déchirer mutuellement sans saison.

Lorsque Scudéri porta au cardinal de Richelieu sa très-mauvaise censure de la belle mais imparfaite tragédie du Cid, pourquoi le cardinal ne dit-il pas à Scudéri et à ses confrères : Messieurs, qui méprisez tant le Cid, écrivez sur le même sujet, et traitez-le mieux que Corneille ? On sentait apparemment que cette manière de critiquer n’était pas à la portée des censeurs. C’était pourtant la seule dont Corneille s’était servi contre ses rivaux ; et ce fut la seule que Racine employa contre Corneille même.

L’auteur de Cinna et de Polyeucte était homme : il y avait quelques défauts dans ses meilleures pièces ; il était un peu déclamateur ; il ne parlait pas purement sa langue ; il n’allait pas toujours assez au cœur. On aurait écrit en vain des volumes contre ses défauts. Il vint un homme qui, sans écrire contre lui et en le

  1. L’abbé Dubos est auteur d’une Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, 1734, trois volumes in-4o ; 1743, deux volumes in-4o, ou quatre volumes in-12.
  2. Il s’agit du musicien (1672-1749), auteur de l’opéra d’Issé, dont les paroles sont de Lamotte.
  3. Maître de chapelle à la cour de France (1660-1744).