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ET UN CONTRÔLEUR GÉNÉRAL.

tous les officiers avaient des épées d’or ; mais ils manquaient de chemises et de pain.

Je suppose que depuis Hugues Capet la quantité d’argent n’ait point augmenté dans le royaume, mais que l’industrie se soit perfectionnée cent fois davantage dans tous les arts ; je dis que nous sommes réellement cent fois plus riches que du temps de Hugues Capet : car être riche, c’est jouir ; or je jouis d’une maison plus aérée, mieux bâtie, mieux distribuée que n’était celle de Hugues Capet lui-même ; on a mieux cultivé les vignes, et je bois de meilleur vin ; on a perfectionné les manufactures, et je suis vêtu d’un plus beau drap ; l’art de flatter le goût par des apprêts plus fins me fait faire tous les jours une chère plus délicate que ne l’étaient les festins royaux de Hugues Capet. S’il se faisait transporter, quand il était malade, d’une maison dans une autre, c’était dans une charrette ; et moi, je me fais porter dans un carrosse commode et agréable, où je reçois le jour sans être incommodé du vent. Il n’a pas fallu plus d’argent dans le royaume pour suspendre sur des cuirs une caisse de bois peinte, il n’a fallu que de l’industrie : ainsi du reste. On prenait dans les mêmes carrières les pierres dont on bâtissait la maison de Hugues Capet, et celles dont on bâtit aujourd’hui les maisons de Paris. Il ne faut pas plus d’argent pour construire une vilaine prison que pour faire une maison agréable. Il n’en coûte pas plus pour planter un jardin bien entendu que pour tailler ridiculement des ifs, et en faire des représentations grossières d’animaux. Les chênes pourrissaient autrefois dans les forêts ; ils sont façonnés aujourd’hui en parquets. Le sable restait inutile sur la terre ; on en fait des glaces.

Or celui-là est certainement riche qui jouit de tous ces avantages. L’industrie seule les a procurés. Ce n’est donc point l’argent qui enrichit un royaume : c’est l’esprit ; j’entends l’esprit qui dirige le travail.

Le commerce fait le même effet que le travail des mains ; il contribue à la douceur de ma vie. Si j’ai besoin d’un ouvrage des Indes, d’une production de la nature qui ne se trouve qu’à Ceylan ou à Ternate, je suis pauvre par ces besoins ; je deviens riche quand le commerce les satisfait. Ce n’était pas de l’or et de l’argent qui me manquaient : c’était du café et de la cannelle. Mais ceux qui font six mille lieues, au risque de leur vie, pour que je prenne du café le matin, ne sont que le superflu des hommes laborieux de la nation. La richesse consiste donc dans le grand nombre d’hommes laborieux.