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UN PHILOSOPHE

c’est que le change ; il n’y en avait pas un qui sût ce que c’est que la proportion des espèces, pas un qui eût l’idée du commerce. À présent les lumières se sont communiquées de proche en proche. La populace reste toujours dans la profonde ignorance où la nécessité de gagner sa vie la condamne, et où l’on a cru longtemps que le bien de l’État devait la tenir ; mais l’ordre moyen est éclairé. Cet ordre est très-considérable ; il gouverne les grands qui pensent quelquefois, et les petits qui ne pensent point. Il est arrivé dans la finance, depuis le célèbre Colbert, ce qui est arrivé dans la musique depuis Lulli. À peine Lulli trouva-t-il des hommes qui pussent exécuter ses symphonies, toutes simples qu’elles étaient. Aujourd’hui le nombre des artistes capables d’exécuter la musique la plus savante s’est accru autant que l’art même. Il en est ainsi dans la philosophie et dans l’administration. Colbert a plus fait que le duc de Sully ; il faut faire plus que Colbert.

À ces mots, le ministre apercevant que le philosophe avait quelques papiers, il voulut les voir : c’était un recueil de quelques idées qui pouvaient fournir beaucoup de réflexions ; le ministre prit le papier et lut :

« La richesse d’un État consiste dans le nombre de ses habitants et dans leur travail.

Le commerce ne sert à rendre un État plus puissant que ses voisins que parce que dans un certain nombre d’années il a une guerre avec ses voisins, comme dans un certain nombre d’années il y a toujours quelque calamité publique. Alors dans cette calamité de la guerre, la nation la plus riche l’emporte nécessairement sur les autres, toutes choses d’ailleurs égales, parce qu’elle peut acheter plus d’alliés et plus de troupes étrangères. Sans la calamité de la guerre, l’augmentation de la masse d’or et d’argent serait inutile : car pourvu qu’il y ait assez d’or et d’argent pour la circulation, pourvu que la balance du commerce soit seulement égale, alors il est clair qu’il ne nous manque rien.

S’il y a deux milliards dans un royaume, toutes les denrées et la main-d’œuvre coûteront le double de ce qu’elles coûteraient s’il n’y avait qu’un milliard. Je suis aussi riche avec cinquante mille livres de rente, quand j’achète la livre de viande quatre sous, qu’avec cent mille, quand je l’achète huit sous, et le reste à proportion. La vraie richesse d’un royaume n’est donc pas dans l’or et l’argent : elle est dans l’abondance de toutes les denrées ; elle est dans l’industrie et dans le travail. Il n’y a pas longtemps qu’on a vu sur la rivière de la Plata un régiment espagnol dont